Le Bal Des Maudits - T 2
les décorations, les montres, etc… qu’ils renvoyaient à la famille. L’autre, composé d’objets couramment rencontrés dans les poches des soldats, tels que dés et cartes à jouer, préservatifs, photographies de femmes nues et lettres de jeunes Anglaises faisant franchement allusion aux nuits délicieuses passées dans Clarges Street ou dans les foins des environs de Salisbury, qui ne feraient que ternir la mémoire des héros défunts et qu’on détruisait à mesure. Le lieutenant, qui, avant la guerre, était vendeur au rayon « chaussures » d’un grand magasin de San Francisco, déplorait, en outre, les difficultés éprouvées par son unité pour identifier les débris des hommes qui avaient rencontré la furie désagrégatrice de la guerre moderne.
– Je vais vous donner un tuyau, dit le lieutenant enregistreur. Portez donc l’une de vos plaques d’identité dans la poche-gousset de votre pantalon. En cas d’explosion, la tête se sépare faci lement du tronc, et le collier d’identité part avec. Mais, neuf fois sur dix, le pantalon reste sur le corps : on trouve la plaque d’identité et on peut facilement vous identifier.
– Merci, dit Michael.
Lorsqu’ils quittèrent la Jeep du lieutenant, ils furent recueillis par un capitaine de M. P., qui devina immédiatement de quoi il retournait et leur proposa de les prendre dans sa compagnie et d’arranger lui-même leur transfert, parce qu’il manquait d’hommes.
Ils firent quelques kilomètres dans la voiture d’état-major d’un général, un général à deux étoiles, dont la division était au repos pour cinq jours derrière les lignes. Le général, qui avait un visage paternel, les cheveux coupés en brosse, une bedaine confortable et le genre de teint qu’on voit dans les salles à la température du sang humain où les hôpitaux modernes couvent les nouveau-nés, leur posa aimablement quelques questions habiles :
– D’où venez-vous, les enfants ? Quelle unité rejoignez-vous ?
Michael, qui éprouvait envers les gradés une vieille méfiance, avait fouillé son cerveau à la recherche d’une réponse innocente, mais, sans la moindre hésitation, Noah avait répliqué :
– Nous sommes déserteurs, mon général. Nous avons déserté d’un dépôt de reclassement pour rejoindre notre ancienne unité. Nous voulons retourner dans notre vieille compagnie.
Le général avait esquissé une moue de compréhension, regardant la décoration de Noah d’un air approbateur.
– Je vais vous proposer quelque chose, les enfants, dit-il d’une voix de représentant vantant les qualités de sa marchandise, nous manquons un peu d’effectifs, dans ma division. Arrêtez-vous ici et voyez si ça vous plaît. Je ferai moi-même les papiers nécessaires.
Cette vision d’une nouvelle armée, plus flexible, plus accommodante, avait fait sourire Michael.
– Non, merci, mon général, avait dit fermement Noah. J’ai formellement promis à mes camarades de les rejoindre.
Nouvelle moue compréhensive du général :
– Je sais… J’étais dans la vielle division Arc-en-ciel, en 18, et, quand j’ai été blessé, j’ai remué ciel et terre pour y retourner, à ma sortie de l’hôpital. Vous pouvez toujours dîner avec nous. C’est dimanche, et je crois bien que nous avons du poulet, au mess du quartier général.
À mesure qu’ils approchaient du grondement des canons, Michael avait le sentiment de découvrir enfin, peu à peu, l’universelle fraternité, la politique des cœurs ouverts, le oui interminable dont il avait rêvé avant d’entrer dans l’armée et qui, jusqu’alors, lui avaient obstinément échappé. Quelque part, devant lui, parmi les collines, sous le martèlement constant de l’artillerie, il sentait qu’il allait découvrir, enfin, l’Amérique qu’il n’avait jamais connue en Amérique ; une Amérique mourante, massacrée, torturée, mais une Amérique d’amis et de voisins, une Amérique dans laquelle un homme pourrait enfin rejeter ses doutes trop civilisés, son cynisme puisé dans les livres, son désespoir réaliste et se perdre humblement, avec reconnaissance. Noah, retournant à son ami Johnny Burnecker, avait déjà trouvé cette Amérique, ainsi le prouvait sa manière assurée et paisible de parler aux sergents, ainsi qu’aux généraux. Dans la boue et la peur constante de la mort, les exilés, sur un plan au moins, avaient trouvé un meilleur foyer que ceux
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