Le Bal Des Maudits - T 2
rafales de vent humide.
– Noah…
– Oui ? – La voix ne trahissait aucun sentiment. Elle était morne, épuisée, inexpressive. – Michael…
Ils demeurèrent un instant silencieux, regardant l’horizon, où renaissaient incessamment les éclairs de l’artillerie.
– Il avait l’air très bien, chuchota finalement Noah. Et il s’était fait raser ce matin par un infirmier. Il a été touché dans le dos. Le médecin m’avait averti qu’il était susceptible de se conduire d’une façon étrange, mais, quand il m’a vu, il m’a reconnu tout de suite. Il a souri. Puis il a pleuré… Je l’avais déjà vu pleurer, une fois, le jour où j’ai été blessé moi-même…
– Je sais, dit Michael. Tu me l’as raconté.
– Il m’a posé toutes sortes de questions. Comment ils m’avaient traité à l’hôpital, s’ils m’avaient accordé une permission de convalescence, si j’étais allé à Paris, si j’avais reçu de nouvelles photos de mon fils. Je lui ai montré celle que Hope m’a envoyée il y a un mois, tu sais, celle où il est sur le gazon. Il a dit que c’était un très bel enfant et qu’il ne me ressemblait pas du tout. Il m’a dit qu’il avait reçu des nouvelles de sa mère et que c’était arrangé pour la maison, à quarante dollars par mois. Et sa mère savait où elle pourrait trouver un Kelvinator d’occasion… Il ne pouvait remuer que la tête. Il était complètement paralysé, des épaules jusqu’aux pieds.
Ils gardèrent le silence, un instant, observant les éclairs des canons, écoutant le grondement inégal, que charriait par intermittence le vent capricieux de novembre.
– L’hôpital est bondé, dit Noah. Il y avait un deuxième lieutenant du Kentucky, dans le Ht voisin. Une mine lui avait emporté le talon. Il m’a dit qu’il était ravi. Il en avait assez d’être toujours le premier à présenter sa tête au-dessus de toutes les collines de France et d’Allemagne, et que c’était un coup à se faire tuer vingt fois.
Nouveau silence.
– Je n’ai eu que deux amis dans toute mon existence, dit Noah. Un nommé Roger Cannon. Il chantait toujours une chanson idiote :
Tu rends le temps et l’amour agréables, Tu prépares des mets délectables, Mais as-tu du pognon, chérie ? Le pognon, y a que ça dans la vie…
» Il s’est fait tuer aux Philippines. Mon autre ami était Johnny Burnecker. La plupart des gens ont des tas d’amis. Ils se les font facilement et ils s’y cramponnent. Pas moi. C’est ma faute, et je le sais très bien. Je n’ai pas grand-chose à offrir… »
Il y eut une brillante explosion, à l’horizon, et les flammes d’un incendie montèrent vers le ciel, insolites et surprenantes dans une région vouée au black-out le plus absolu, où l’on vous eût tiré dessus de vos propres lignes si vous vous étiez risqué à gratter une allumette après la tombée de la nuit, parce que vous révéliez bêtement votre position à l’ennemi.
– Je lui tenais la main, assis sur une chaise, près de lui, continua la voix de Noah. Et, au bout d’un quart d’heure, il s’est mis à me regarder d’un drôle d’air. « Sors d’ici, m’a-t-il dit. Je ne vais pas te laisser m’assassiner. » J’ai essayé de le calmer, mais il s’est mis à crier que j’avais été envoyé pour le tuer, que je n’étais pas revenu tant qu’il était bien portant et pouvait se défendre, mais que, maintenant qu’il était paralysé, j’étais revenu pour l’étrangler quand personne ne regarderait. Il a dit qu’il me connaissait, qu’il m’avait tenu à l’œil, depuis le début, que je l’avais abandonné quand il avait eu besoin de moi et que j’allais le tuer, maintenant. Il m’a accusé d’avoir un couteau sur moi. Les autres blessés se sont mis à crier aussi, et, finalement, un médecin est venu m’ordonner de sortir. Et, de l’extérieur, j’entendais encore Johnny Burnecker leur crier de ne pas me laisser revenir avec mon couteau.
Noah marqua une pause. Michael regardait, au loin, la ferme allemande brûler avec ardeur, imaginant vaguement les lits de plume, la nappe blanche, la faïence, les albums de photographies, l’exemplaire de Mein Kampf, les meubles massifs, les chopes à bière dévorés ou émiettés par le terrible incendie.
– Le docteur était très gentil, reprit la voix de Noah, dans l’obscurité. C’est un vieux médecin de Tucson. Un spécialiste de la
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