Le Bal Des Maudits - T 2
queue, à dix mètres l’un de l’autre, afin de réduire le nombre des blessés au cas où un obus égaré s’en viendrait exploser parmi eux. La longue ligne espacée se mouvait rapidement, entre les hêtres durement marqués par l’artillerie, et les cuisiniers se hâtaient de servir les rations.
– Qu’est-ce que tu ferais si on te renvoyait chez toi ? répéta Pfeiffer, d’une voix rendue pâteuse par la nourriture mâchée qui emplissait sa bouche.
Le G. I. réfléchit une minute.
– Vous l’avez déjà entendue, celle-là ? s’inquiéta Pfeiffer.
– Non, dit poliment Michael.
Soulagé, Pfeiffer soupira :
– Premièrement, a dit le G, I., j’enlèverais mes godillots. Deuxièmement, je baiserais ma femme. Troisièmement, je m’enlèverais mon sac de sur le dos.
Pfeiffer éclata de rire, s’arrêta brusquement :
– Vous êtes sûrs de pas l’avoir déjà entendue ?
– Tout à fait sûr, dit Michael.
« Conversation spirituelle, entre la poire et le fromage, pensa-t-il, au cœur de la civilisation européenne. Les invités renferment un choix éclectique de représentants des arts et de personnalités militaires dégagées (pour une heure et demie) de leurs pressants devoirs envers l’Armée américaine. Le soldat de première classe Pfeiffer, bien connu parmi les bookmakers du Kansas, et célèbre à la cour (martiale) de la région, faisait quelques réflexions sur les problèmes d’après-guerre. L’un des invités, représentant notre théâtre national en Europe occidentale, dégustait ses pêches de conserve, une spécialité du pays, en se disant que le soldat Anacréon de Macédoine, pendant la campagne de Philippe en Perse, dut certainement entendre une histoire similaire devant les murs de Bagdad ; que Caius Publius, centurion de César, dut la raconter lui-même à ses propres soldats ; que Julien Saint-Crique, adjudant du corps de Murat, fit probablement jaillir les rires de ses camarades à la veille d’Austerlitz, en traduisant littéralement l’épigramme. » Elle n’était pas inconnue, se disait l’amateur d’histoire, en regardant pensivement ses souliers enrobés de boue, et se demandant si ses orteils n’étaient pas en train de commencer à pourrir, à l’officier Robinson, des fusiliers gallois, stationnés à Ypres, au Feldwebel, Fugenheimer, à Tannenberg, ou au sergent Vincent O’Flaherty, du premier d’infanterie de la flotte, en train de se rafraîchir dans les forêts de l’Argonne.
– Elle est bonne, dit Michael.
– Je savais qu’elle vous amuserait, dit Pfeiffer, satisfait, en faisant disparaître de son menton les dernières traces du jus complexe des spaghetti, des boulettes de viande et des pêches en boîte. Que diable ! y faut bien rigoler une fois de temps en temps.
Pfeiffer nettoya soigneusement son plateau avec une pierre et un morceau du papier hygiénique qu’il portait toujours dans sa poche. Il se leva et se dirigea en flânant vers la vieille cheminée noircie – ultime vestige d’une ferme qui, avant celle-ci, avait survécu à trois guerres – et derrière laquelle se déroulait une intéressante partie de dés. Un lieutenant du ravitaillement et deux sergents du corps de signalisation, venus en touristes d’un centre de la zone de commucations. Ils jouaient aux clés et paraissaient posséder de grosses sommes, qui ne seraient pas plus mal dans les poches de l’infanterie.
Michael alluma une cigarette, se détendit. Il remua automatiquement ses orteils pour s’assurer qu’il pouvait encore les sentir et s’appliqua à jouir pleinement du bien-être d’avoir mangé chaud et d’être pendant une heure relativement à l’abri du danger.
– Lorsque nous serons rentrés aux États-Unis, dit Michael à Noah, je vous emmènerai, ta femme et toi, manger un beefsteak dans un restaurant de la Troisième Avenue, au second étage, où l’on mange en regardant passer la ligne L, à hauteur d’assiette. Les beefsteaks sont épais comme le poing, nous les demanderons saignants…
– Hope ne les aime pas saignants, observa sérieusement Noah.
– Elle demandera le sien comme elle le voudra, dit Michael. Hors-d’œuvre variés, d’abord ; ensuite, nos beefsteaks, grillés à l’extérieur, et que tu peux couper avec le dos du couteau, si ça te chante. Spaghetti, salade verte et vin rouge de Californie, baba au rhum et café-filtre, très noir… Dès notre retour, c’est moi qui
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