Le Bal Des Maudits - T 2
arrière-petits-enfants avaient déjà été tués à Sedan, à Oran ou près du lac Tchad, parmi eux couraient, jouaient, vivaient les enfants, qui traversaient gaiement le rayon de soleil de l’obus allemand, voltigeaient comme des libellules sur les riches étangs d’ombre pourpre, et leurs rires sonnaient clair au-dessus des vieillards destinés à la tombe, allongés sur les larges dalles.
« C’était la guerre, pensa Michael, c’était enfin la guerre. » Sans capitaine hurlant parmi les canons, sans héros exaltés se jetant sur les baïonnettes pour défendre une grande cause, sans promotions ni communiqués. C’était la guerre, dans toute sa splendeur, ces très vieux vieillards aux os friables, sourds, exsangues, édentés, asexués, recueillis parmi les ruines empuanties et insouciamment déposés sur un sol de pierre, où ils se mouillaient, où ils se mouraient, parmi les pieds ailés des enfants jouant à la marelle, tandis que les canons parlaient à l’extérieur, répétant les slogans d’une rhétorique gonflée de vent qui, à cinq mille kilomètres de là, paraissait déborder de vérités premières. Hors d’atteinte de tous slogans gisaient les très vieux vieillards, parmi les pieds dansants des gosses, attendant qu’un capitaine veuille bien distraire du transport des munitions trois camions de plus pendant un jour ou deux, pour les conduire, eux et les souffrances accumulées, jusqu’à une autre ville martyre, où ils pourraient être oubliés et cesseraient de gêner le déroulement des combats.
– Eh bien, mon colonel, dit Michael, qu’en disent les Affaires civiles ?
Pavone sourit, et toucha doucement le bras de Michael, comme si, en raison de son plus grand âge et de sa plus longue expérience, il comprenait que Michael se sentait coupable et qu’il fallait, à cause de cela, lui pardonner son accès d’humeur.
– Sortons, dit-il. Les Anglais se sont flanqués ce gâchis sur les bras ; à eux de le résoudre.
Deux enfants vinrent se planter devant Pavone. L’un était une frêle petite fille de quatre ans, aux grands yeux timides. Elle tenait par la main son frère, plus âgé de deux ou trois ans, mais apparemment encore plus timide.
– S’y vous plaît, dit la petite fille, en français, est-ce qu’on peut avoir des sardines ?
– Non ! non !
Le petit garçon ôta sa main de celle de sa sœur et lui administra un petit coup sec, sur le poignet.
– Pas des sardines. Pas à ceux-là. C’est des biscuits, ceux-là. C’est les autres qu’avaient des sardines.
Pavone sourit à Michael et caressa la tête du petit garçon pour lequel toute la différence entre le Fascisme et la Démocratie était une question de sardines ou de biscuits. La petite fille avait les yeux pleins de larmes. Pavone se pencha et la serra contre lui. « Bien sûr, dit-il en français, bien sûr. » Puis, se tournant vers Michael :
– Mike, allez chercher une ration K.
Michael sortit, heureux de retrouver le soleil et l’air frais, et prit une ration K dans la Jeep. De retour à l’église, il chercha Pavone. Tandis qu’il se tenait immobile, la boîte de carton à la main, un petit garçon de sept ans, aux cheveux ébouriffés, au sourire impudent, parvint jusqu’à lui d’une glissade et jeta : « Cigarettes ? cigarettes pour papa ? » Sa voix implorait et exigeait à la fois.
Michael plongea la main dans sa poche. Mais une femme un peu forte, d’une soixantaine d’années, courut jusqu’au petit garçon et le saisit par les épaules.
– Non, dit-elle à Michael, ne lui en donnez pas.
Elle se tourna vers le garnement avec une indignation grand-maternelle.
– Non ! dit-elle fermement. Tu veux donc t’empêcher de grandir ?
Un obus atterrit dans la rue voisine, et Michael n’entendit pas la réponse du petit garçon. Il se dégagea des mains de sa grand-mère et s’éloigna à cloche-pied.
La grand-mère secoua la tête.
– Ils sont impossibles, ces jours-ci, dit-elle à Michael. Absolument impossibles !
Elle esquissa une révérence et s’en alla.
Michael aperçut Pavone, dans un coin, accroupi, bavardant avec la petite fille et son frère. En souriant un peu, Michael les rejoignit. Pavone remit le carton K à la petite fille et l’embrassa gentiment sur le front. Les deux enfants se retirèrent gravement dans une sorte de niche, de l’autre côté de l’église, pour ouvrir et déguster en paix leur
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