Le Bal Des Maudits - T 2
1938, dit Pavone, passer un week-end avec un de mes amis, qui était producteur de films, et deux belles filles de sa dernière production.
Il secoua tristement la tête.
– Nous avons passé un week-end délicieux. Mon ami, qui s’appelait Jules, a été tué eu 1940.
Il regarda les vitrines massacrées :
– Je suis incapable de reconnaître une seule rue.
« Fantastique, pensa Michael. Il risque ma vie pour le souvenir d’un week-end passé en 1938 avec deux figurantes et un producteur mort. »
Ils tournèrent dans une rue où régnait une activité considérable. Plusieurs camions étaient rangés le long d’une église ; trois ou quatre jeunes Français, portant un brassard des F. F. I., montaient la garde devant une grille, et quelques soldats canadiens aidaient des civils blessés à monter dans l’un des camions. Pavone stoppa la Jeep sur une petite place, devant l’église. Le trottoir était encombré de valises, de paniers d’osier, de sacs de voyage, de filets à provisions bourrés de linge, de draps et de couvertures noués aux quatre coins et garnis d’ustensiles de ménage.
Passa une jeune fille à bicyclette, dans une robe bleue ciel, impeccablement repassée. Elle était très jolie, avec de longs che veux noirs étalés sur la robe claire. Michael la regarda curieusement. « Elle m’accuse, pensa Michael, des bombardements, de la destruction de son foyer, de la mort de son père, du départ de son amoureux. » La jeune fille s’éloigna, dans le flottement de sa jolie robe. Michael aurait aimé la suivre, lui parler, la convaincre… La convaincre de quoi ? Qu’il n’était pas seulement un soldat au cœur de pierre, que la mort de toute une ville ne pouvait empêcher de s’exciter au spectacle d’une paire de jolies jambes, qu’il comprenait sa tragédie, qu’elle ne devait pas le juger ainsi, au premier regard, qu’elle devait le comprendre et avoir pitié de lui, tout comme il la comprenait et avait pitié d’elle…
La jeune fille disparut.
– Entrons, dit Pavone.
L’intérieur de l’église était très sombre, après le soleil du dehors. Michael le sentit avant de le voir. Mêlée à l’odeur généreuse des vieux cierges et de l’encens consumés en plusieurs siècles de dévotion régnait une odeur de ferme, de vieillesse, de médicaments et de mort.
Il écarquilla les yeux, écouta les pas des enfants sur l’immense espace dallé, à présent recouvert de paille. Très haut, sur sa tête, béait un seul trou d’obus. Le soleil s’y engouffrait, comme le faisceau d’une puissante lampe électrique, perçant en un endroit les épaisses ténèbres religieuses.
Puis, lorsque ses yeux se furent habitués à l’obscurité, il vit que l’église était bondée. Ceux des habitants de la ville qui n’avaient pas encore fui et n’étaient pas encore morts s’étaient rassemblés en ce lieu, attendant, sous la protection de Dieu, le moment d’être transportés derrière les lignes. Il eut, tout d’abord, l’impression de se trouver dans un gigantesque asile de vieillards. Allongés à même le sol, sur des paillasses, des couvertures ou des bottes de paille, gisaient des douzaines et des douzaines d’octogénaires fragiles, ridés, émaciés. Ils portaient à leurs gorges leurs mains translucides ; ils tiraient faiblement sur leurs couvertures ; ils émettaient de brefs sons animaux ; ils re gardaient les hommes qui se tenaient debout parmi eux ; ils mouillaient le plancher, parce qu’ils étaient trop vieux pour se mouvoir et trop près de la mort pour s’en soucier ; ils tentaient de réajuster les bandages crasseux qui couvraient les blessures reçues au cours de la guerre des jeunes hommes, dont, pendant un mois, la marée avait déferlé sur leur ville ; ils mouraient du cancer, de la tuberculose, de la gangrène, du durcissement de leurs artères, de néphrite, de sénilité, de sous-alimentation ; et l’odeur composée de leurs maladies, de leur vieillesse, de leur impuissance, jointe à celle de l’église bombardée, frappait Michael à la face, tandis qu’il regardait, à la lueur du rayon de soleil saturé de poussière, leurs visages ravagés, effrayés et haineux. Parmi eux, entre les paillasses et les litières souillées, entre les cas de cancer et les vieillards aux hanches fracturées que l’arrivée des Britanniques avait chassés de leurs lits de souffrance, entre les vieilles femmes dont les
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