Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
diviser notre planète en climats ; sans lui, Ptolémée n’aurait jamais pu écrire sa Cosmographie que chrétiens et juifs s’accordent, pour une fois, à reconnaître comme n’allant pas à l’encontre de la Bible. Sans lui…
— Ptolémée, encore un ? Quel numéro avait-il celui-là ? demanda Amrou qui voulait concurrencer Rhazès dans le maniement de l’esprit léger.
— Ce n’était pas un roi d’Égypte et il s’agit d’une autre histoire, intervint Philopon. Quant à toi, ma nièce, je te demanderai de garder désormais un peu plus de calme et de mesure. Ne vois-tu pas que tu fâches notre hôte avec tes élucubrations célestes ?
— Pas du tout, vénérable Philopon, protesta Amrou. Hypatie est délicieuse de spontanéité, même quand elle profère les plus abominables blasphèmes. Mais quoi ! Vous entredéchirez-vous donc toujours de cette façon, vous autres, les savants ? On croirait des marchands à la foire se disputant un riche client. Qu’avez-vous donc de si précieux à me vendre ?
— Te vendre ? soupira Philopon. Rien du tout, général, mais nous voulons t’offrir le savoir, la connaissance. Il est vrai que les savants se querellent souvent. Ce sont, rassure-toi, querelles fécondes, car toujours en ressort une bribe de vérité. Attends plutôt demain, notre ami Rhazès te contera les disputes où s’affrontèrent de grands esprits de ce temps, véritables athlètes du savoir. Disputes qui pourront te paraître dérisoires. Cependant, elles ont ouvert bien des chemins à la beauté et à la science, car elles ont permis rien de moins que de mesurer le tour de la Terre !
À propos de dispute féconde, ricana intérieurement le vieux grammairien en se retirant avec ses jeunes amis, celle qui oppose le général au médecin me semble aller en ce sens. Que ne ferait pas Amrou, désormais, pour plaire à Hypatie ? Désobéir à son maître, qui sait ? L’amour est tellement fort ! Et, ma foi, je donnerais volontiers ma nièce à ce chamelier si la sauvegarde de la Bibliothèque est à ce prix.
Les athlètes du savoir (Deuxième pamphlet de Rhazès)
Tu as raison, général, il y a de quoi se perdre dans tous ces Ptolémées. Et encore, nous n’en avons évoqué que trois jusqu’à présent. On les appelait la dynastie des Lagides, car leur ancêtre était un certain Lagos, général de Philippe, père d’Alexandre, dont la femme, dit-on, était fort complaisante. Oublions pour l’instant le Ptolémée géographe, qui apparut bien des siècles plus tard et n’était en rien leur descendant. Nous t’en parlerons bientôt, et ce Ptolémée-là aura de quoi apaiser ton calife.
Quant aux autres, les rois d’Égypte, les nouveaux pharaons, il y en eut treize. Treize Ptolémées ! Et comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça, ils ne se succédèrent pas de père en fils, mais entre frères. Ils se disputaient le trône, le cadet chassant l’aîné, le benjamin empoisonnant le puîné, l’aîné renversant le benjamin et l’assassinant pour reprendre sa place. Une véritable cage aux fauves ! Pour embrouiller encore plus la chose, il était de mise, dans cette charmante famille, d’épouser sa sœur. Cela commença avec Ptolémée II, d’où son nom de Philadelphe. Cela avait le mérite de régler le problème de la dot, mais le médecin que je suis n’est pas bien sûr que ces unions engendraient les rejetons les plus aptes à régner.
Quand Ptolémée I er Sôter maria son fils à sa fille Arsinoé, il espérait amadouer ses nouveaux sujets égyptiens. En effet, leur dieu-roi fondateur, Osiris, avait, dit la légende, épousé sa propre sœur Isis dont naquit Horus, le dieu Soleil. « Vile superstition », diras-tu, et j’en suis bien d’accord. Mais après tout, si tu y réfléchis bien, Amrou, et à en croire le Livre qui nous est commun, où donc Caïn et Abel, les deux fils du premier homme et de la première femme, auraient-ils pu dénicher leurs épouses sinon au sein de leur famille ? Je te vois froncer les sourcils, Amrou, je plaisante ! De toute façon, le petit peuple égyptien se souciait comme d’une guigne des dieux de leurs ancêtres, préférant sacrifier aux pierres sacrées, au Nil ou à je ne sais quel arbrisseau, en les suppliant de les débarrasser des envahisseurs grecs.
Mais revenons à la Bibliothèque. Désormais, Alexandrie n’avait plus besoin de réquisitionner les navires entrant dans son port pour
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