Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
j’aurais donné l’ordre absolu à mes hommes d’épargner un inventeur aussi précieux qu’Archimède.
— C’était bien ce que le général Marcellus avait demandé, répondit Hypatie. Et Brutus paya son crime de sa vie.
— Ce Marcellus avait raison. Le pire, dans une armée, n’est pas de tuer un vieil homme, fût-il un tel savant, mais de désobéir à ses chefs.
— Pas toujours, Amrou, pas toujours, répliqua Philopon. Car toi, général, si par malheur tu en venais à détruire, sur ordre de ton maître, cette Bibliothèque, ce serait mille Archimèdes que tu assassinerais d’un coup.
— Bah ! répliqua le général embarrassé, la perte de ce savant n’a pas empêché Rome de conquérir le monde. De même que les extravagances de votre Aristarque. Que valent ses beaux raisonnements capables, selon lui, de toiser les distances de la Lune et du Soleil ? Qui vous assure que la géométrie d’Euclide, celle qui vaut pour les triangles tracés par la main infime de l’homme sur le papyrus ou l’étendue de sable, vaut toujours pour les triangles tracés par Dieu dans le grand espace lointain, triangles gigantesques que les astronomes s’épuisent en vain à construire par la pensée ?
— Je t’accorde ce doute, Amrou, et il n’est pas impossible qu’un jour lointain les savants questionnent cette évidence ( voir Note savante #7 ), répondit Hypatie assez surprise par la remarque du général. Cependant…
— Quant à ses élucubrations impies sur le Soleil immobile au centre de l’Univers, s’échauffa Amrou en interrompant la jeune femme, elles n’ont pas empêché la parole divine d’épandre sa lumière sur les hommes. L’Univers n’a qu’un centre, et c’est Dieu. Ainsi l’a dit le Prophète : « C’est Dieu qui éleva les cieux sans colonnes visibles, c’est Lui qui a soumis le Soleil et la Lune. Il imprime le mouvement et l’ordre à tout ; il fait voir distinctement ses merveilles. »
— Et en quoi donc l’héliocentrisme serait-il une impiété ? s’enflamma Hypatie. Y a-t-il dans les livres saints quelque chose qui dise que la Terre ne tourne pas autour du Soleil, ni le contraire, ni autour de la Lune, ou que sais-je encore ? Laisse donc à la science ce qui est à la science et à Dieu ce qui est à Dieu.
— Femme ! Si le Tout-Puissant n’a pas jugé utile de nous parler de cela par la voix de ses prophètes, c’est qu’il avait ses raisons. Et c’est L’offenser que de tenter de percer Ses mystères…
— Ah, je les attendais, les fameux mystères ! rétorqua Hypatie. Ces mystères au nom desquels les évêques ont fait tuer tant de gens dont le seul crime était de vouloir apporter un peu de vérité à l’humanité.
— Je te prie, Hypatie, de garder ton calme, intervint Rhazès, pas mécontent au fond de cette querelle entre la jeune femme et le général. D’ailleurs, les théories d’Aristarque sont tombées en désuétude depuis sa mort. Plus personne n’a voulu tenter de démontrer que la Terre tournait autour du Soleil, que cette « lanterne » était le centre de tous les mouvements. À bien y réfléchir, si cela avait été le cas, ajouta-t-il sans que l’on sût s’il plaisantait ou non, comment Josué à Jéricho aurait-il pu arrêter le Soleil dans sa marche ? Ah oui, Aristarque était bien léger d’avoir imaginé une telle chose ! Avait-il pensé, en élaborant sa théorie, aux malheureux grammairiens et philologues qui auraient dû passer des nuits blanches et user leur précieuse santé à chercher des syntagmes nouveaux pour remplacer, par exemple, « le Soleil se lève, le Soleil se couche » par « chaque matin, la Terre se lève ou se couche » ? Coucher avec qui, la pauvre ? Elle est si seule !
— Par la barbe de Plotin, que tu es agaçant, Rhazès, siffla Hypatie, quand tu ressasses tes sempiternelles plaisanteries ! Il n’y a donc rien de sacré, pour toi ?
— Voyons, Hypatie, ironisa Amrou qui croyait gagner des points, ne m’as-tu pas dit que les ricanements de notre médecin étaient une cuirasse pour se défendre des malheurs du monde qu’il affrontait tous les jours ?
— Mais on ne peut jeter Aristarque aux chiens comme il le fait, s’exalta-t-elle. Ce sont là des reproches injustes, et Aristarque ne saurait être mis trop tôt au rang des vaincus. Seule la postérité jugera. Sans Aristarque, Ératosthène n’eût jamais pu mesurer la circonférence terrestre et
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