Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
se procurer de nouveaux ouvrages. Savants, poètes et philosophes accouraient du monde entier dans l’espoir d’être logés, nourris et payés par le denier public. Une fois installés dans le Musée, les heureux élus travaillaient, écrivaient, copiaient, annotaient et analysaient les ouvrages anciens. Certains même, et non des moindres, les corrigeaient, estimant par exemple, les cuistres, qu’Homère avait commis, dans tel ou tel passage de L’Iliade, une maladresse de style ou une vulgarité.
Il était bien difficile de choisir dans cet afflux de gens, où les parasites et les charlatans côtoyaient les plus grands poètes et les meilleurs ingénieurs. Le roi seul prenait la décision, avec l’aide du bibliothécaire, sans doute le deuxième plus important personnage d’Égypte, et qui était souvent en même temps ministre. Les premiers bibliothécaires furent naturellement choisis parmi les grammairiens et les philologues, car le classement des œuvres nécessitait d’autres normes que celles d’origine : la date d’entrée dans les rayonnages, système instauré de façon un peu brouillonne par le premier bibliothécaire, Zénodote d’Éphèse, celui-là même qui réécrivait Homère à sa façon.
Nous t’avons déjà parlé de celui qui lui succéda : Callimaque de Cyrène, un proche de la reine Bérénice. Tel Archimède inventant le ressort, le rouage et la vis qui porte son nom, Callimaque inventa la poésie. Ne prends pas cet air surpris, Amrou. Je veux parler de la poésie grecque. Car je sais bien que ton peuple et tous ceux qui vivent à l’est de Canaan pratiquent cet art divin depuis la nuit des temps. Mais pas les Grecs, trop préoccupés de raison et de logique. Platon avait même banni les poètes de sa République. Et chez eux, la poésie, comme honteuse d’exister, se glissait, clandestine, comme un bouquet de violettes perdu dans la forêt des autres genres : l’épopée, le théâtre, la philosophie, la musique, voire les sciences. Callimaque prit la poésie par la main et l’entraîna au grand soleil. Le poème n’avait plus besoin de l’ombre de tous ces arbres. Il s’épanouit par lui-même.
Et pour faire éclater plus encore cette émancipation, Callimaque écrivit ses premières œuvres en dialecte dorien, prenant pour métrique le distique élégiaque, et non plus l’hexamètre dactylique ionien, langue et rythme de l’épopée, genre qui avait depuis toujours étouffé la poésie de sa puissance. Il en fit un livre. Le premier recueil de poésie. Ce fut une révolution. Tous ceux qui n’osaient pas osèrent enfin : Théocrite, Hérondas, Apollonios de Rhodes, Aristophane de Byzance accoururent à Alexandrie, à nouveau prise d’une immense effervescence, aussi grande que celle qui la prenait encore pour la géométrie. Callimaque fut l’Euclide de la poésie.
Mais il ne se contentait pas de chanter les dieux, l’amour, les beautés de la nature et les tourments de l’âme. Il prit en main la Bibliothèque. Le vieux Zénodote, dont l’esprit se fatiguait quelque peu, le laissa faire. Sous l’égide du bouillant Callimaque, le nombreux personnel travaillant dans l’établissement se vit assigner des tâches bien précises. Il réorganisa le service des acquisitions, où chaque texte fut étiqueté, avec mention de sa provenance, de son propriétaire antérieur et de son correcteur. Les textes étaient recopiés à la main, parfois sous la dictée, de sorte qu’il était nécessaire de les corriger attentivement. La Bibliothèque devint ainsi un centre de travail philologique, où l’on préparait de nouvelles éditions d’Homère, où l’on annotait et commentait les classiques.
Callimaque supervisa l’établissement du fichier. Il lut les quelque cent vingt mille rouleaux de la Bibliothèque, les classa, les répertoria par sujets, en rédigea la liste. Texte bien aride, et qui n’avait rien de poétique – encore qu’à le relire, on peut trouver des charmes profonds à cette litanie, les Pinakes, premier catalogue au monde des auteurs et de leurs œuvres. Je ne m’étendrai pas, Amrou, sur les mille et une façons de classer une bibliothèque. Le vénérable Philopon est, en la matière, intarissable, mais je crains que ce sujet t’ennuie quelque peu.
Voyant à quel point Callimaque, Hercule de la littérature, s’était fait le coryphée de la Bibliothèque, Ptolémée Philadelphe lui demanda d’en devenir officiellement le nouveau
Weitere Kostenlose Bücher