Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
maître. Mais le poète refusa et proposa à sa place le meilleur de ses disciples, Apollonios de Rhodes, précepteur du fils du roi. C’était l’exemple d’Archimède qui avait décidé Callimaque à se retirer ainsi. Il ne voulait pas mettre son art au service exclusif du monarque, comme le savant de Syracuse avait mis le sien à celui de son tyran. Gâcher son inspiration à chanter les mérites du prince, user son énergie au Conseil à débattre d’argent et de politique lui semblait une grave atteinte à sa liberté d’écrire.
En plus de ces nobles raisons, l’idée que ce fut Apollonios qui lui succédât ne lui déplaisait pas, car celui qui avait longtemps été son disciple commençait à devenir un très sérieux rival. À son jeune émule, désormais, incomberaient les apologies et les dithyrambes, les pompeux discours que prononcerait le roi, les âpres négociations avec les marchands de papyrus, la poignée de drachmes supplémentaires à arracher au monarque pour acheter un lot de rouleaux sans intérêt. Pendant ce temps perdu, au moins, Apollonios ne pourrait plus composer un chef-d’œuvre aussi sublime que ses Argonautiques. Les esprits les plus hauts ont parfois de surprenantes bassesses !
Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. Tout en continuant à écrire, Apollonios devint le personnage le plus important du royaume, objet de toutes les attentions. On accourait à lui pour lui montrer quelques vers, lui demander un conseil, un emploi, une prébende, tandis que le malheureux Callimaque était oublié de tous. Personne ne faisait plus attention au vieux bonhomme immergé dans un coin de la Bibliothèque, derrière l’amoncellement de ses catalogues. Il errait dans le labyrinthe des rayonnages, en quête de curiosités, de mots rares, de mythes oubliés, les bras chargés de rouleaux, avec la lenteur et l’application d’un scarabée qui pousserait le fardeau du monde.
Un jour qu’il était là, remâchant son amertume, tout en essayant de remettre en forme une version expurgée de la Théogonie d’Hésiode – encore un méfait de ce gâteux de Zénodote – il vit passer à côté de son bureau deux jeunes gens arrogants qui parlaient haut et fort, sans faire attention à lui, comme s’il n’était qu’un copiste transparent parmi d’autres.
— Décidément, clamait l’un d’eux, il n’y a pas moyen de dénicher un livre de géométrie dans cette Bibliothèque. Le maître Apollonios a raison : on a trop longtemps négligé les sciences de la nature dans les classements.
Le vieux poète blêmit. Ainsi, son ancien disciple dénigrait son travail devant ces blancs-becs ! Dans ses Pinakes, il ne s’était pourtant pas fait faute d’instaurer les divisions du savoir entre les mathématiques, la médecine, l’astronomie et la géométrie, aussi bien que la philologie. La critique était trop injuste. Callimaque décida de se venger, et il usa de la meilleure arme dont il disposait : l’écriture.
La parution de son Ibis fit grand bruit, ou plutôt provoqua un immense éclat de rire, car cette satire parodiait le style d’Apollonios, tout en laissant entendre que tout dans son œuvre n’était que plagiat des auteurs anciens, et de son propre maître. En l’appelant « l’ibis », Callimaque rappelait que le bibliothécaire était d’origine égyptienne, et non grecque, et que, tel l’oiseau national, il ne s’arrachait du sol qu’avec gaucherie et pataugeait dans la boue pour trouver sa pâture.
Rien de pire, pour un poète, que le ridicule. Surtout que le fils du roi en personne s’amusa devant Apollonios, en plein Conseil, à en lire un passage des plus méchants et des plus drôles. Ce n’est pas tous les jours que l’élève, fut-il un Ptolémée, peut se moquer de son précepteur ! Avec une grande dignité, Apollonios donna sa démission de bibliothécaire et retourna dans son île de Rhodes, où il enseigna la rhétorique et la grammaire.
Les dernières années de Philadelphe furent mornes et pénibles, comme cela semble la règle pour tous les très longs règnes. Celui-là avait duré quarante ans. Le départ d’Apollonios, le procès tronqué d’Aristarque de Samos furent les plus graves symptômes de ce crépuscule sénile qui avait pris Alexandrie. Enfin, le roi mourut et Callimaque le suivit de près dans la tombe.
Les vingt-quatre années de règne du troisième Ptolémée, né de l’inceste entre son père et la
Weitere Kostenlose Bücher