Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
reine Arsinoé, furent sans doute les plus paisibles et les plus prospères que connut jamais l’Égypte. Sous son sage gouvernement, la Bibliothèque atteignit presque le demi-million de rouleaux. On réussit même, après bien des manœuvres, à arracher à Athènes la collection de livres ayant appartenu à Aristote.
L’un des premiers actes du nouveau roi, à qui ses courtisans avaient donné le surnom mérité d’Evergète, « le bienfaiteur », fut de rappeler Apollonios à son poste de bibliothécaire. Après s’être fait un peu prier par son ancien élève, le poète en exil revint en ayant imposé ses conditions. Il partagerait la charge avec un homme de science : Ératosthène de Cyrène, celui-là même qui correspondait avec Archimède et qui serait un jour détenteur du bâton d’Euclide. Sage décision, car lorsque Callimaque gouvernait, dans l’ombre, aux destinées de la Bibliothèque, les ouvrages d’astronomie, de géométrie ou d’architecture avaient été négligés au profit de la littérature.
Apollonios avait été blessé jusqu’au fond de l’âme par les attaques de Callimaque, un poète dont, pourtant il mettait l’œuvre au-dessus de tout au monde. Durant son exil à Rhodes, il avait retravaillé sans cesse son épopée les Argonautiques, qui avaient atteint maintenant la perfection absolue. Mais depuis, son inspiration s’était tarie. Il n’osait plus écrire, tant l’ombre de son défunt maître l’écrasait. Il tremblait à l’idée qu’un nouvel Ibis parût, l’humiliant plus encore. Les livres lui faisaient peur. Aussi, de retour à Alexandrie, laissa-t-il à Ératosthène toute la responsabilité de la Bibliothèque, se contentant d’être le conseiller intime du roi Evergète. Il ne commettait plus, en guise d’élégies, que les discours et les décrets royaux.
C’était, après le roi, l’homme le plus puissant du royaume d’Égypte, un royaume qui dominait désormais toute la Méditerranée levantine, et Apollonios n’était pas étranger à cette grandeur. De l’autre côté, il y avait Rome. Mais qui, en ce temps, aurait prêté attention à ces barbares ? L’arrogante Alexandrie avait le même mépris pour ces soldats et paysans de l’ouest du monde, que Byzance aujourd’hui pour les marchands nomades que tu représentes.
Une seule personne s’en inquiéta, Ératosthène, le vrai bibliothécaire. Il est vrai que dans ses lettres, son ami Archimède l’informait souvent des victoires de la cité italienne. Il tenta d’alerter le roi et Apollonios, en vain. On le renvoya à ses travaux et à ses rayonnages. Mais il avait compris avant tout le monde que le déclin d’Alexandrie viendrait du ponant.
Ératosthène était un esprit universel. Il avait des connaissances de tout, dans un Musée où la propension de chacun était de s’isoler dans sa spécialité. Jadis élève en grammaire et en poésie de Callimaque, il avait ensuite séjourné une vingtaine d’années à Athènes, fréquentant platoniciens et stoïciens. Puis il était revenu à Alexandrie suivre les cours d’astronomie et de mathématiques d’Aristarque de Samos, avant de se lier d’amitié avec Archimède, lors des rares séjours en Égypte du savant sicilien. Une amitié qui faillit bien se briser à cause de l’attitude un peu trop diplomatique de ce dernier lors du procès d’Aristarque. Pour marquer sa désapprobation, Ératosthène repartit pour Athènes. « Ici, au moins, écrivit-il au vieux roi Philadelphe, les gouvernants laissent aux savants toute leur liberté. Ils ont compris la leçon de la mort de Socrate. Mais toi, en chassant Aristarque du Musée, tu lui as administré la pire des ciguës. »
Quand Ptolémée Évergète monta sur le trône, en rappelant auprès de lui Apollonios, puis Ératosthène, le nouveau roi fit comprendre de façon éclatante qu’il avait, quant à lui, retenu la leçon infligée au défunt Philadelphe par le courageux exilé volontaire. Et, durant les vingt-quatre ans de règne du « bienfaiteur », la paix s’instaura au sein du Musée grâce à la parfaite entente entre Apollonios, le poète qui n’écrivait plus, et Ératosthène, l’homme au savoir universel.
Car on ne saurait dire dans quel domaine Ératosthène n’a pas brillé : philosophie, traité de poétique, d’histoire, de musique, de mathématiques, et bien sûr d’astronomie. En quatre-vingt-deux ans, il n’épuisa pas toutes les ressources de
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