Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
chaque année, le Soleil se trouve dans une position précise sur le zodiaque, que les astronomes savent repérer. Ils peuvent donc établir la durée précise de l’année, en comptant le temps qui sépare deux équinoxes de printemps successifs.
— Cela me semble clair, bien que très ennuyeux…
— Si l’axe du monde était fixe, poursuivit Hypatie sans se départir de sa patience, cette durée serait toujours la même. Or, Hipparque a mesuré qu’année après année, la position du Soleil à l’équinoxe de printemps se décale. Et le décalage s’accumule au cours du temps. L’équinoxe de printemps s’opérait dans la constellation du Taureau il y a vingt siècles, comme l’attestent des tablettes de Babylone que nous conservons précieusement dans le département des antiquités de la Bibliothèque. Aujourd’hui, le Soleil d’équinoxe est dans la constellation du Bélier. Dans deux mille ans, si le monde survit à la folie des hommes, le printemps naîtra dans la constellation des Poissons ( voir Note savante #12 ). Et si tu dois ne retenir qu’une chose de tout ce raisonnement qui semble te dépasser, Amrou, c’est que sans les rouleaux de la Bibliothèque où sont consignées les observations des Anciens, aucune de ces grandes découvertes n’aurait été possible !
— Si j’ai bien compris, ce qu’en termes savants tu appelles précession des équinoxes n’est pas autre chose que l’humeur inégale des saisons…
Hypatie resta interloquée, puis, se détendant enfin, elle conclut :
— Général, tu n’es pas aussi sot que tu veux parfois le laisser croire.
— Là, nous sommes bien d’accord, répondit-il avec quelque vanité. La vérité est que sur bien des points, nous concevons tous deux les choses de la même façon…
Et subitement, sans se concerter, ils éclatèrent de rire. Cela faisait longtemps qu’Amrou ne tenait plus en place. Foin des leçons d’astronomie, il se sentait d’humeur frivole. Qu’un autre que cette ravissante sorcière lui enseigne à mesurer la Terre ou à lire dans les cieux. Son univers, en cet instant, était celui d’Ovide, et l’amour le seul le sujet digne d’être chanté. Comme par une étrange contagion des sens, la jeune Alexandrine ressentit à son tour un trouble profond. En un instant, l’atmosphère entre eux changea du tout au tout, comme par enchantement.
— Tu ne penses pas que tu me regardes trop intensément ? dit-elle tout bas.
Sans répondre, Amrou lui prit lentement les mains, et elle ne résista pas.
— Ô femme, ferment de tous les bouleversements, chuchota-t-il. De si belles mains pour toucher un astrolabe ou un compas ! Des yeux si charmants pour observer le cours des planètes ! Non, la main de Vénus est faite pour toucher le luth des amours, et tes beaux yeux doivent eux-mêmes être mes astres ici-bas.
La poitrine de la jeune femme palpitait, ses deux seins pointaient doucement sous l’étoffe du fin corsage.
À cet instant précis, la porte d’accès au sommet du Phare s’ouvrit en claquant bruyamment. Deux officiers firent irruption sous la colonnade, tenant en main de grands flambeaux éblouissants. Se confondant en excuses, ils expliquèrent au maître de la ville qu’ils devaient impérativement allumer les lanternes du Phare, comme lui-même leur en avait donné l’ordre. Ils avaient même attendu plus que de raison : la nuit noire, tombée depuis longtemps, pouvait mettre en péril la vie des marins.
Hypatie profita de l’interruption pour se ressaisir. S’écartant d’Amrou, elle ramassa son voile, s’en enveloppa entièrement, et après avoir exécuté une brève révérence, se retira précipitamment sans prononcer un mot.
Dépité, mais au fond de lui empli d’une joyeuse excitation, le conquérant d’Alexandrie demeura de longues minutes pour assister à l’opération. Sous la coupole supportée par huit colonnes s’éleva bientôt un puissant feu de bois résineux, dont les miroirs qui l’entouraient se mirent à réfléchir la lumière vers la mer.
Un peu plus tard, en descendant du Phare en compagnie de ses officiers, Amrou se rappela que le lendemain il lui faudrait écouter un cours d’histoire autrement moins divertissant, dispensé par le vieux Philopon au sujet d’un empereur romain et d’une reine d’Égypte.
Le soldat et la déesse (Troisième cours de Philopon)
Alexandrie inspira longtemps aux Romains la même passion craintive et hargneuse que
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