Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
vraie foi. La jeune femme, tout simplement, aiguisait ses sens plus que son intellect ! Hypatie s’en aperçut, mais cela ne l’empêcha pas de poursuivre impitoyablement :
— De même qu’il y a des relations portant sur les grandeurs d’un triangle tracé sur une feuille plane, il y a des relations plus compliquées liant les grandeurs d’un triangle tracé sur une sphère. Hipparque a calculé tout cela. Il a dressé des tables de nombres, qui permettent de viser droit le long de lignes circulaires ( voir Note savante #11 ).
— Parfait. Mais quel rapport y a-t-il entre ces mathématiques arides et l’observation des étoiles ?
— Le rapport se nomme astrolabe. Un instrument inventé par Hipparque, qui prend la position des étoiles dans le ciel. Cette position, à un instant donné, dépend des coordonnés géographiques du lieu où se fait l’observation. Réciproquement, la connaissance du lieu permet de connaître l’heure. Entends-tu, Amrou ? L’heure ! Comment toi et tes frères musulmans ferez-vous lorsque, dans les pays lointains que vous aurez conquis, il vous faudra connaître les heures précises auxquelles vous devrez vous prosterner pour la prière ? Seul l’astrolabe pourra vous sauver !
— Oses-tu prétendre que l’expansion de l’Islam passe par l’astrolabe ?
— C’est une évidence ! affirma Hypatie avec un mélange de conviction et d’amusement. Dans l’avenir, les savants de ton pays pourront même perfectionner cet instrument et en trouver mille autres usages, auxquels ni Hipparque lui-même ni ses disciples n’ont jamais pensé ! Je suis d’ailleurs moi-même assez experte en astrolabes, ajouta-t-elle non sans vanité, et j’en ai construit de mes propres mains. Quant à mon oncle Philopon, il en a donné des descriptions fort minutieuses. Je t’apporterai demain, vaillant général, ce petit instrument qui tiendra dans la paume de ta main. Un modèle de l’Univers entier ! Toutes les connaissances sur le Ciel et la Terre rassemblées sur un disque de métal gravé de courbes, d’abaques, de chiffres et de symboles. N’est-ce pas un instrument qui chante la gloire du Créateur ? Et tout cela inventé par Hipparque, dont tu te moques ! De même que se moquèrent de lui, de son vivant, les spectateurs d’un amphithéâtre, lorsqu’ils le virent s’asseoir en plein été, vêtu d’un lourd manteau et coiffé du pétase, parce qu’il avait prédit une tempête !
Amrou se détendit et se mit soudain à rire :
— Je dois donc aussi parler de cet homme extraordinaire à mon calife ?
— Sans doute, répondit Hypatie radoucie, car avec Hipparque, tu citeras l’un des plus glorieux ornements d’Alexandrie. Et encore, je ne t’ai pas parlé de son plus grand titre de gloire !
— Quoi encore ?
— Hipparque a découvert la précession des équinoxes…
— Qu’est-ce que c’est encore que cette horreur ?
La jeune savante fit mine de ne pas avoir entendu le sarcasme, et poursuivit d’un ton professoral :
— On a longtemps cru que l’axe du monde, qui traverse la Terre en son centre, la maintient en équilibre et sert à la rotation du Ciel, restait toujours fixé à la même place, sans bouger d’un fil. Or, Hipparque a trouvé un petit écart entre la position de Spica, l’étoile la plus brillante de la Vierge, donnée par Aristillos et Timocharis, des astronomes qui avaient travaillé à Alexandrie du temps d’Euclide, et celle qu’il avait lui-même mesurée.
— Et c’est grave, docteur ?
La jeune femme poussa un soupir en levant les yeux au ciel, comme excédée par la remarque d’un cancre. Elle poursuivit sa démonstration en détachant distinctement les mots :
— Cela veut dire que la longueur de l’année n’est pas fixe.
— Ah, et comment fais-tu pour calculer la durée d’une année entière ? Tu tournes et retournes des sabliers ?
Hypatie fit mine de s’armer de patience :
— As-tu entendu parler des équinoxes, ces moments de l’année où le jour a une durée égale à celle de la nuit, et cela en tous les points de la terre ?
— Bah, nous ne sommes pas complètement ignorants en terre d’Arabie, répondit l’élève d’un ton plus sérieux. Et tes équinoxes, nous savons parfaitement qu’il y en a deux. Un au début du printemps, un autre au début de l’automne.
Légèrement surprise, la savante alexandrine reprit :
— Eh bien, à l’équinoxe de printemps,
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