Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
maturité de son âge – le tien à peu près, Amrou – fut troublé. Elle avait trente ans de moins que lui. Mais au-delà de son désir d’homme, se dressait son ambition de conquérant. Il suffirait de rien pour qu’il l’épouse et devienne roi d’Égypte, puis, qu’à la tête de ses armées, il retourne à Rome et triomphe sans difficulté de ses adversaires.
Le peuple était avec lui. Aristocrates, sénateurs et chevaliers ne songeaient plus qu’à s’enrichir aux dépens de leurs conquêtes. La vertu des soldats-paysans d’antan était bien oubliée dans la République. César, s’il avait osé, aurait eu avec lui non seulement la plèbe de Rome et l’armée tout entière, mais encore les pays qu’il avait conquis et qu’il avait su administrer avec sagesse et magnanimité.
Sa meilleure alliée aurait sans doute été Cléopâtre. Malgré son jeune âge, elle possédait un sens très fort de ses devoirs de reine d’Égypte. Et elle était vénérée des deux peuples principaux qui composaient sa patrie : les Grecs d’Alexandrie, pour sa beauté et ses connaissances ; le peuple des faubourgs et des campagnes, pour sa simplicité. En effet, de tous les souverains depuis Ptolémée Sôter, elle était la seule à parler l’égyptien. Cette vénération devint un culte. Cléopâtre était adorée par les Grecs comme la réincarnation d’Aphrodite, et par les Égyptiens, comme la déesse Isis.
La liaison de César et Cléopâtre fit scandale à Rome. On accusa le général de vouloir devenir roi d’Égypte. La reine et lui ne purent démentir cette rumeur, même quand elle épousa son jeune frère, âgé de onze ans et paré du titre de Ptolémée XIV. Quant à César, il dut revenir à Rome pour se justifier. Mal lui en prit. Il tomba sous les coups de conjurés qui craignaient de le voir se coiffer d’une couronne. César mourut surtout de n’avoir pas su choisir à temps entre la fidélité à sa patrie et le trône des Ptolémées offert par Cléopâtre.
Ceux qui avaient tué César espéraient voir Rome revenir au temps où ses citoyens étaient unis dans l’égalité, la fraternité et la liberté. Illusoire espérance ! D’ailleurs, l’ancienne Rome fut-elle jamais comme ils l’imaginaient ? Le passé est toujours tellement beau, quand le présent n’est fait que de conflits. Toi-même, Amrou, ne soupires-tu pas après le temps où ton Prophète régnait dans ton pays ? Pourtant, tu l’as connu, ce temps-là, c’était il y a vingt ans à peine. N’est-ce pas plutôt ta jeunesse que tu regrettes ?
À Rome, les mêmes causes produisirent les mêmes effets. Celui qui se posa immédiatement en successeur de César était son plus fidèle soldat, Marc Antoine. Il avait été de toutes les guerres de son chef, et quand celui-ci était à Alexandrie, le vrai maître de Rome était Marc Antoine. Pourtant, quel contraste entre César, l’aristocrate raffiné et lettré, fin politique, brillant stratège, et Antoine, guerrier rugueux, amoureux de la bonne chère, du vin, des femmes, bagarreur et joyeux compagnon.
La popularité de Marc Antoine était immense, et les dignes sénateurs se bouchaient le nez. Ils lui opposèrent très vite un des leurs, un diplomate habile et prudent, Lépide. Un troisième homme apparut bientôt. Un homme, presque un enfant, froid, réservé, empli d’une énergie silencieuse : Octave, le neveu de César. Celui-là, on le tint quelque temps pour quantité négligeable. Quant aux conjurés qui avaient tué César, ils furent vite écrasés. L’heure n’était plus aux idéalistes, et la République mourut avec eux. À nouveau, trois hommes dirigeaient l’empire, à nouveau, l’affrontement était inévitable.
La première victime ne fut pas l’un d’entre eux. Ce fut le livre. Ou plutôt un faiseur de livres, sans doute le plus illustre philosophe romain : Cicéron. Cet avocat avait longtemps étudié la pensée socratique. Il avait voyagé tout autour de la mer, et avait passé de longues années à étudier à Alexandrie. Il aurait pu se contenter d’être un brillant adaptateur des grandes écoles philosophiques grecques à la réalité romaine. Il le fut. Mais cela ne lui suffisait pas.
Cicéron voulait mettre ses actes en accord avec ses écrits. Il les mit. Il devint homme du verbe. Et quel verbe ! Du haut de la tribune, il défendit le faible contre le fort, l’équité contre l’injustice, la république contre la
Weitere Kostenlose Bücher