Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
d’être indifférente aux charmes de la littérature et de la civilisation hellènes. Le plus connu de ces préfets était Ponce Pilate. Mais les représentants de Rome n’étaient pas toujours aussi prudents que lui. Certains, voulant rentrer dans les bonnes grâces de l’empereur, faisaient du zèle. L’un d’eux décida par exemple d’ériger une statue d’Octave Auguste sur l’esplanade du Temple, afin d’obliger les Juifs à se consacrer à son culte. Il ne pouvait pas mieux faire pour liguer toute la population contre lui, et provoquer un soulèvement général. Suivit bien sûr une épouvantable répression, qui s’étendit dans l’Empire partout là où il y avait des communautés juives en exil.
Ces colonies juives étaient en fort grand nombre, établies sur tout le pourtour de la mer, en Parthie, en Médie, à Élam, en Mésopotamie, en Cappadoce, sur le Pont, en Phrygie, en Pamphylie, en Crète, et dans ton Arabie natale. Il y en avait jusqu’en Inde, descendant peut-être d’anciens soldats d’Alexandre. D’autres avaient accompagné leurs voisins phéniciens, puis les Grecs, dans leurs comptoirs d’Ibérie, de Lusitanie, de Sicile et de Gaule. La plus récente, la plus misérable de ces colonies était à Rome ; la plus opulente à Alexandrie.
Philon était issu d’une grande famille juive d’Égypte. Certains le faisaient remonter à ceux qui avaient suivi Alexandre depuis la Palestine pour fonder la cité. D’autres le disaient affilié à l’un des Septante que Ptolémée Sôter avait appelés pour traduire la Torah. Quant à ses ennemis, les pieux rabbins que Philon appelait avec drôlerie « les barbus en manteau », ils prétendaient que ses ancêtres faisaient partie des Hébreux renégats qui avaient refusé de fuir avec Moïse et continué de servir Pharaon… La méchanceté est encore pire quand elle s’allie à la sottise, ce qui est souvent le cas.
Ancienne ou pas, la famille de Philon était en tout cas fort riche. Son frère, grand propriétaire terrien, avait offert l’or et l’argent destinés à recouvrir les portes du nouveau Temple de Jérusalem. Comme tous les juifs, en ce temps-là à Alexandrie, ils avaient les mêmes droits que les Grecs de la Cité, et étaient exemptés de l’impôt capitulaire que seuls payaient les Égyptiens. Armateurs, commerçants, artisans, paysans, ils étaient méprisés des Grecs pour qui le travail était incompatible avec leurs origines aristocratiques. Les Égyptiens, eux, les jalousaient pour leur prospérité.
Pourtant, depuis trois siècles que le Musée existait, les Juifs y avaient toujours eu leur place. Comment aurait-on pu se passer d’un peuple dont tous les ressortissants avaient appris à lire et écrire dès l’enfance, connaissant au moins deux langues, l’araméen et l’hébreu, sans oublier, pour beaucoup, le grec, le latin et l’égyptien ? Dans la Bibliothèque, ils avaient occupé longtemps les postes de copistes, d’interprètes, de libraires, de secrétaires, les Grecs se réservant les tâches considérées comme plus nobles d’exégètes, d’écrivains et bien sûr de bibliothécaires. Toutefois, leur apport avait été considérable : ainsi ce sont eux qui transmirent ici l’astrologie babylonienne.
Au temps de Philon, la Bibliothèque était devenue propriété de l’État romain, et non plus du monarque, tandis que son « grand-prêtre » était nommé par l’empereur lui-même. Ce n’était plus qu’un fonctionnaire, grec le plus souvent, adjoint direct du préfet d’Alexandrie, et davantage préoccupé de comptes financiers que de recherches savantes. D’ailleurs, philosophes et savants ne fréquentaient plus guère Alexandrie qu’au moment de leurs études, préférant ensuite faire carrière à Rome, précepteurs ou conseillers dans les riches familles de l’Empire, quitte à n’y être qu’esclaves, en espérant être un jour récompensés de leur zèle par l’affranchissement, puis la citoyenneté romaine.
Aussi, le temps était-il passé des prestigieuses écoles alexandrines de mathématiques et d’astronomie. Hipparque de Nicée, mort un siècle et demi auparavant, semblait être une des colonnes d’Hercule du monde de la science que nul n’avait plus le goût de franchir. On ne cherchait désormais dans les chiffres et les astres que quelque vague message adressé par les dieux. Quant à la géographie et aux autres sciences de la nature, Rome n’en
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