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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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faisait plus que des outils commodes pour mieux connaître, donc mieux occuper et exploiter les territoires conquis.
    Philon avait, lui, d’autres préoccupations. Comme il dédaignait la florissante maison de commerce que faisait prospérer son frère, on crut longtemps qu’il allait se vouer à la religion. Mais, dans sa jeunesse, il fréquentait plus les murs du Musée que ceux de l’école rabbinique. Il vivait sur un pied modeste par rapport à sa condition, et son épouse affirmait qu’elle ne voulait se parer que d’un seul bijou : la vertu de son mari. Il devint bientôt l’un des spécialistes les plus écoutés de la philosophie grecque. En parfait disciple de l’école philologique alexandrine, il décida de traiter le Pentateuque comme ses prédécesseurs grecs avaient traité Homère ou Hésiode. Il s’agissait de trouver la signification profonde derrière l’anecdote. Ces récits et les personnages bibliques étaient pris par lui comme des allégories d’une vérité supérieure. Ainsi, tu connais l’histoire de la femme de Loth qui, se retournant sur sa ville de Sodome en flammes, fut transformée en statue de sel. Eh bien Philon y vit une fable morale affirmant qu’il est mauvais de se complaire sans cesse dans le souvenir de son passé, car on s’y pétrifie…
    L’œuvre de Philon fut considérable : la postérité de Caïn, Abraham, Joseph, le Décalogue, tout passa au crible de son exégèse. Sa méthode ne pouvait que plaire aux Grecs de la cité, qui voyaient maintenant le judaïsme comme une de ces religions à mystères dont ils étaient friands. Certains même se convertirent, rassurés d’être dispensés de la circoncision et de l’interdiction de manger du porc. Les Juifs d’Alexandrie, eux, que peu de choses distinguaient des Grecs, sinon la dite circoncision et l’obligation du repos sabbatique, étaient fort contents des écrits de Philon qui contribuaient à la paix civile, grâce à une meilleure compréhension de leur foi. De plus, le philosophe soulignait à maintes reprises la distinction à faire entre la loi divine, intangible, et les coutumes qui peuvent évoluer dans le temps et selon le pays où l’on se trouve. Il n’y eut que les docteurs de Palestine, les « barbus en manteau », pour pousser les hauts cris devant ce qu’ils considéraient comme une apostasie.
    Comme ton calife au Coran, les rabbins ne s’attachaient qu’à la lettre du Livre. Il est vrai que d’esprit, ils n’en avaient guère. Et ils affirmaient que Philon n’était plus juif, qu’il avait changé de patrie : Alexandrie contre la terre d’Israël ; et de religion : celle des statues de l’empereur contre le vrai Dieu.
    Cette année-là [6] , comme tous les ans, les Juifs d’Alexandrie fêtaient, dans l’île de Pharos, l’anniversaire de la Bible des Septante. La liesse y était particulièrement grande car l’empereur Tibère, premier successeur d’Octave Auguste, venait de mourir. Or la fin de son règne avait été particulièrement sombre, surtout pour les Juifs : il avait tenté par la force de leur imposer le culte de ses effigies. Le nouvel empereur était fort jeune. À Rome, le peuple mettait en lui tous ses espoirs et l’appelait son « astre », son « nourrisson ». Autour du Capitole, ce n’étaient que fêtes, concours de musique. On disait qu’il était un second Romulus. Tous ses sujets voyaient une aurore nouvelle se lever avec Caligula.
    La fête des Septante promettait d’être encore plus belle, car le tétrarque de Palestine Agrippa, successeur d’Hérode Antipas, fit le voyage de Jérusalem pour y assister. Il venait de recevoir de Caligula le titre de roi de Judée-Samarie.
    — Ah, vous êtes bien heureux de vivre ici au milieu de tous ces livres, cher Philon, dit le monarque juif au philosophe qui lui faisait visiter le Musée après une cérémonie religieuse particulièrement longue. À Jérusalem, si par malheur on apprend que j’ai osé parcourir la moindre œuvrette de Philostéphanos de Cyrène, aussitôt le grand-prêtre Caïphe me promet le sort du roi Achab. Pour un poème, le sang de mon cadavre sera léché par les chiens, et les putains s’y laveront. Joyeuse perspective ! En ce moment, Caïphe ne cesse de me harceler pour que je mette fin aux activités d’une secte de doux illuminés, disciples d’un certain Jésus. En as-tu entendu parler ? Non ? Qu’importe ! Mais je suis bien obligé de complaire au

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