Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
dictature, le pouvoir civil contre la force militaire, la tolérance contre la brutalité. Son verbe inquiéta nos trois généraux : il les empêchait de se battre entre eux. Antoine, Octave et Lépide s’accordèrent sur une seule chose, le supprimer. Cicéron reçut le coup qui le frappa de la même manière qu’il avait vécu : debout. Avec lui moururent les libertés romaines.
Alors, la rivalité des triumvirs éclata. Octave marcha sur Rome et se fit élire consul. Lépide, prudent, choisit l’Espagne et l’Afrique. Marc Antoine régna sur l’Orient. C’est ainsi que les Romains appelaient tout ce qui était à l’est de l’Italie. Pourtant, ils savaient que la Terre était ronde, et qu’on est toujours l’oriental de quelqu’un ! Marc Antoine, peut-être, l’ignorait. En tout cas, il se laissa enivrer par la richesse et la douceur de vivre de nos cieux. Et surtout, il rencontra Cléopâtre.
Depuis la mort de César, la reine d’Égypte gouvernait seule. Son peuple, enfin uni, l’avait divinisée. Elle avait fait empoisonner son jeune frère et mari Ptolémée XIV, et hissé sur le trône le fils qu’elle avait eu de César, Ptolémée XV, mais que les mauvaises langues, doutant de ses origines paternelles, appelaient ironiquement « Césarion » : la rumeur courait en effet que César, atteint du haut mal, ne pouvait procréer et que, d’ailleurs, il préférait la compagnie des garçons.
Après la mort de son amant, tenant le petit Césarion par la main, Cléopâtre n’avait plus qu’une ambition : rendre à Alexandrie son lustre passé, en faire la nouvelle Rome. Quand elle vit se prosterner devant elle, pataud et timide, ce rustre de Marc Antoine, elle comprit tout le parti qu’elle pourrait tirer d’un tel homme. Elle n’eut aucun mal à susciter en lui la passion la plus folle. L’union de Cléopâtre et de César avait été l’union de deux ambitions. Le général voulait Rome, la reine, Alexandrie. Marc Antoine, lui, ne voulait que Cléopâtre. Il l’eut, ou du moins le crut-il, car il ne fut plus que son esclave, accédant à ses moindres désirs, recevant épisodiquement sa récompense, une nuit d’amour, comme un chien son os. Un jour, il lui fit offrande des restes de la bibliothèque de Pergame. Trois cent mille rouleaux, compensant largement ceux qui avaient été brûlés quelques années auparavant dans l’incendie des entrepôts. Avec ce don, le Musée retrouva un peu de sa grandeur passée.
L’histoire fit bien rire à Rome, plus même que la naissance de Césarion. Antoine, qui n’avait sans doute pas lu le moindre vers de sa vie, offrait à sa maîtresse les plus prestigieuses œuvres de la science et de la philosophie ! Octave seul n’en rit pas. D’ailleurs, il ne riait jamais. Il avait marié sa sœur Octavie avec Marc Antoine. La bafouer ainsi, c’était insulter Rome, c’était trahir sa patrie. C’était surtout un flagrant casus belli, le meilleur des prétextes pour entamer les hostilités. Octave avait maintenant le peuple et le Sénat derrière lui. Un peuple qui voyait l’un des leurs céder aux mirages de l’Orient, s’amollir dans le stupre et la débauche. Un Sénat qui préférait, à tout prendre, un aristocrate à leur image plutôt qu’un mercenaire imprévisible. Tout à sa passion, Marc Antoine, menant la vie fastueuse et paresseuse d’un potentat oriental, ne saisit pas ce retournement de situation. Que lui importait Rome, il avait Cléopâtre ! Cependant, pour tenter de complaire à sa reine, il arma la plus forte flotte qui fut jamais.
Mais ses soldats, la plupart romains, ne tenaient guère à affronter des compatriotes pour les beaux yeux d’une étrangère ; en face, il y avait peut-être un frère, un ami, un fils. Il n’est de pire guerre que la guerre civile, « la guerre qui fait pleurer les mères », disait Eschyle.
Pour Cléopâtre, le conflit qui s’annonçait entre Octave et Marc Antoine n’était que de façade. La vraie guerre serait entre Rome et Alexandrie, entre l’Orient et l’Occident. Elle tenta de négocier avec le maître de la cité latine. La réponse fut brutale : qu’elle livre Marc Antoine. Après, Octave et le Sénat aviseraient. Elle refusa, sachant que cela signifierait la reddition des armées de son amant. L’Égypte, alors, serait nue devant Rome.
Octave décida d’en finir. Il envahit la Grèce, qui faisait partie du domaine de son rival. Marc Antoine n’avait plus
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