Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
pactiser avec le diable.
— Je connais ce genre d’hommes, répondit Philopon, pour en avoir subi les outrages, jadis. Et je crois que notre affaire est bien mal engagée. Seule la mort pourrait faire plier Omar.
— Aidons la mort, alors, lança Hypatie dans une sorte d’exaltation. Brutus a bien tué César qui voulait abattre la République. N’y a-t-il pas, parmi les tiens, un brave soldat, ouvert au monde, curieux de tout, tolérant et magnanime, capable de faire disparaître ce tyran fanatique ?
— Mon peuple et ma religion sont encore trop jeunes, trop fragiles, répliqua Amrou avec embarras. Un tel coup risquerait de nous faire retomber dans le paganisme et la barbarie. Non, il faut encore essayer de convaincre. Parlez-moi maintenant d’Alexandrie devenue cité du Livre, cité des chrétiens et des juifs. J’ai vu ici tant d’églises et de synagogues… C’est bien la preuve que les écrits païens ne l’ont pas pervertie au point d’en faire une nouvelle Babylone. Mes amis, j’ai joué l’avocat du diable, et le diable est à Médine. Je sais que nombre des œuvres qui sont ici ne vont pas à l’encontre de ce qu’a dit le Prophète, et que même parfois, elles le confortent. Mais y en a-t-il qui, par le blasphème, le sacrilège ou le mensonge osent s’opposer au message divin ?
— Sans doute, répondit Philopon, mais faut-il les détruire pour autant ? On triomphe mieux de l’ennemi quand on connaît ses ruses et ses forces. Je puis te dire en tout cas qu’il n’y a pas de sacrilège chez Platon, ni de blasphème chez Aristote. Comment l’auraient-ils pu, puisqu’ils ne connaissaient pas la parole divine ? Ils n’ont péché que par ignorance, puisqu’ils sont du temps d’avant la Révélation. Et depuis que je les pratique, moi, vieux philosophe chrétien, j’affirme y avoir trouvé souvent une pensée utile à assurer ma foi dans le Dieu unique, tel un Romain trouvant dans Archimède la meilleure manière de consolider un aqueduc. Je suis d’ailleurs loin d’être le premier à avoir entrepris de telles recherches. Peu de temps avant le Christ, un sage juif d’Alexandrie nommé Philon réussit à inclure dans la pensée hébraïque, sans qu’il y eût contradiction avec l’Ancien Testament, la philosophie des Anciens. Mais Rhazès t’en parlera demain bien mieux que moi.
Quelle mouche vient de piquer le vieux ? songea le médecin. Il sait pourtant bien que je suis loin de me préoccuper de métaphysique. Bah, je vais enrober le récit avec de belles intrigues de cour. Cela plaira peut-être à ce soudard, et lui donnera quelques idées.
Le juif et l’empereur (Troisième pamphlet de Rhazès)
Rome dominait désormais la Méditerranée et poussait ses frontières loin de ses rivages. Les richesses du monde convergeaient vers la capitale de l’Empire, qui les absorbait telle une gigantesque éponge. Les richesses, mais aussi les dieux. Avec une sorte de gourmandise, on remplissait le panthéon olympien de divinités venues d’Égypte, de Babylone, de Phénicie, d’Inde et d’Arachosie. Baal forniquait avec Vénus, Mithra jouait aux dés avec Jupiter, Bacchus trinquait avec Zoroastre.
Nul n’était inquiété pour sa religion. Nul, ou presque. Il n’y avait qu’un seul dieu pour lequel on ne transigeait pas : l’empereur régnant. Une seule déesse : la ville, entourée de ses grands hommes du temps passé. « Priez, si vous le voulez, les pierres du chemin, vos ancêtres dans vos armoires ou l’olivier de votre jardin, clamaient les pontifes, chuchotez dans le secret les mystères d’Éleusis ou de Dionysos, mais n’oubliez jamais de sacrifier à l’empereur et à la ville ! »
Tu comprends alors, Amrou, que les Juifs, les gens du Livre, dont vous êtes aussi issus, chrétiens et musulmans, étaient mal vus, incompris et redoutés.
En effet, ils ne pouvaient accepter un autre dieu que l’Unique.
La Palestine était devenue une province romaine, la plus turbulente de toutes. Le Sanhédrin, conseil des prêtres de Jérusalem, veillait, tatillon, à ce que la lettre de la loi mosaïque fut respectée. Les préfets nommés là-bas par Rome, un poste qui avait toutes les allures d’une disgrâce, préféraient se montrer les plus discrets possible. Ils voulaient surtout ne pas se mêler des querelles incessantes entre les rabbins, tenants du respect le plus strict des lois mosaïques, et la jeunesse citadine, souvent lettrée, loin
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