Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
la réalisation de cet oracle, qui ferait certainement de toi le plus comblé des hommes. Cependant…
— Cependant ? fit le consul avec quelque inquiétude.
— Cependant, je serais bien incapable de confirmer la prédiction.
— Je ne comprends pas… Ne dit-on pas de toi que tu es le prince des astrologues ?
— Seigneur, je ne confirmerai pas non plus ce propos. Mais je te parlerai en toute sincérité. Comment tes astrologues ont-ils pu établir le thème astral d’une créature encore à naître, puisqu’ils ignorent les configurations des planètes et du zodiaque au moment précis de sa naissance ?
Le consul parut déstabilisé par l’argument.
— À dire vrai, maugréa-t-il, ils ne m’ont guère parlé de conjonctions astrales. C’est en consultant les entrailles des animaux qu’ils ont acquis cette conviction.
Ptolémée eut un sourire de commisération :
— La véritable astrologie se doit d’élaborer ses conjectures à partir des mouvements célestes décrits par l’astronomie. Je dirais que c’est une dame fort belle, paraissant détenir les plus hauts secrets du monde… mais il est dommage qu’à sa place trône une prostituée !
— Entends-tu par là que mes astrologues sont des charlatans ? fit le consul interloqué.
— Je dis simplement que beaucoup d’individus appâtés par le gain abusent le profane en exerçant sous le couvert de l’astrologie un autre art qui, lui, est bassement mercantile. Ils trompent ceux qui les consultent en feignant d’accomplir de nombreuses prévisions.
— Et toi, grâce à ta connaissance supérieure des astres, tu ne te trompes jamais ?
— Je n’ai pas cette prétention. Il arrive que l’astrologue le plus averti et le plus consciencieux trébuche, à cause de la nature même du sujet de la prévision, et de la faiblesse de son esprit comparée à la grandeur du message.
Marc Aurèle réfléchit à nouveau. Peu à peu fasciné par l’implacable force de raisonnement de son interlocuteur, il avait maintenant envie de disserter philosophie, plutôt que de sordides questions de paternité.
— Pour ma part, murmura-t-il après un long silence, les leçons d’Épictète m’ont convaincu que la sagesse consiste à s’accorder à la nature, en retrouvant l’unité de soi et du monde.
— Il est rare d’entendre d’aussi sages paroles dans la bouche des monarques, fit Ptolémée quelque peu courtisan. L’être humain est, effectivement, modelé au sein du grand tout qu’est la nature. Par conséquent, seule une série de causes naturelles rendent possible la prévision de son destin. Suppose qu’un homme ait acquis une connaissance précise des mouvements de tous les astres, du Soleil et de la Lune, de sorte qu’il n’ignore ni le lieu ni le moment de toutes leurs configurations ; suppose aussi qu’il ait appris, grâce aux recherches menées continuellement depuis des siècles, à discerner la nature générale de ces astres. Qu’est-ce qui empêche cet homme de connaître le tempérament de chaque individu, en se référant à l’état du ciel au moment de sa naissance ? D’affirmer par exemple que son corps et son esprit sont faits de telle ou telle façon ; et aussi de prédire des événements à des moments donnés, puisque telle situation du ciel s’accorde avec tel tempérament qui favorise le bonheur, tandis que telle autre lui est opposée, ce qui conduit au malheur.
— J’ai entendu des philosophes objecter que si l’astrologue prédit des événements fâcheux par erreur, il rendra inutilement l’homme angoissé et malheureux. S’il en prédit de favorables et qu’il se trompe, il le rendra aussi inutilement déçu et malheureux.
— Il faut plutôt considérer que le caractère inattendu des événements est propre à provoquer des inquiétudes excessives et des enthousiasmes délirants, tandis que la connaissance de l’avenir accoutume et apaise l’âme, en la préparant à accepter le futur comme s’il était présent, et la conduit à accueillir avec calme et sérénité quelque événement que ce soit.
Marc Aurèle resta à nouveau songeur. Cette discussion lui rappelait les leçons d’Épictète qu’il avait suivies dans sa jeunesse avec ferveur, leçons qui l’avaient converti à la philosophie stoïcienne.
— Je crois, reprit-il enfin d’un ton profondément convaincu, à l’autonomie de l’individu. Je le crois libre par son jugement. Je crois en un dieu
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