Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
cinquante ans, et à laquelle il donna le titre modeste de Composition mathématique. En réalité, divisé en treize livres à l’imitation des Éléments d’Euclide, le traité astronomique de Ptolémée apparut bientôt si majestueux qu’il fut appelé megiste , « le très grand » ( voir Note savante #13 ).
Ce fut comme si un nouveau Prométhée avait dérobé aux dieux les secrets de l’Univers jusqu’ici voilés. Ptolémée le Géographe prouva qu’il maîtrisait tout autant, et d’une manière inégalée, le vaste champ de la cosmographie. Sa théorie mathématique du Soleil et de la Lune lui permit de dresser les tables les plus exactes, et de déterminer à l’avance avec le plus de certitude les époques des éclipses et leurs caractéristiques. Sa description de la sphère céleste et de ses mouvements, son catalogue d’étoiles rénové, son hypothèse sur la structure de l’Univers et surtout, sa magistrale explication des trajectoires de chacune des cinq planètes, marquèrent le couronnement de l’astronomie grecque. L’hypothèse héliocentrique d’Aristarque de Samos avait sombré dans l’oubli le plus complet. La figure idéale du cosmos fixée par Ptolémée, celle de la sphère céleste avec la Terre en son centre, permettait, et permet toujours, de traiter par la géométrie pure tous les problèmes posés : éclipses, inégalité des saisons, levers et couchers des astres, conjonctions planétaires. Son système s’impose comme une évidence.
Imagine maintenant, Amrou, le plus grand savant de son temps, ayant achevé son œuvre la plus parfaite, qui estime pourtant que cet accomplissement n’est qu’un pas dans la voie de la vérité ultime. Un homme qui, sans l’ombre de la moindre superstition, décide de marier connaissance rationnelle et connaissance intuitive, d’unir en une synthèse parfaite la science astronomique et cet art suprême de la prédiction jusqu’alors réservé aux prêtres, aux mages et aux charlatans, je veux parler de l’astrologie.
Inventé à Babylone, l’art de la prévision s’était répandu en Égypte par les écrits du prêtre chaldéen Bérose. À Alexandrie, sa vogue avait commencé à l’époque d’Hipparque, par l’apparition d’astrologues de métier et de manuels populaires. La civilisation grecque, qui avait jadis tant prôné le rationalisme, avait accompli une profonde mutation. Les grands savants comme Euclide, Archimède et Ératosthène avaient disparu, le climat intellectuel s’était métamorphosé. Progressivement, triomphèrent dans l’empire romain les religions à mystères, les cultes orientaux et les pratiques magiques. L’hermétisme se développa avec son prophète Hermès-Thot, qui donna naissance aux arts du Ciel, de la Terre et de l’Homme, c’est-à-dire l’Astrologie, l’Alchimie et la Magie. Les hommes, de plus en plus préoccupés par leur salut individuel, habités par le sentiment que le monde terrestre était sous la domination de puissances mauvaises, se dirigeaient en nombre croissant vers l’occultisme.
C’est, je crois, ce singulier dévoiement de la véritable astrologie qui t’a fait durement condamner, Amrou, la prétention de ceux qui cherchent à lire dans les étoiles l’avenir des hommes. Mais n’as-tu pas jugé trop vite ? Car Ptolémée entreprit de réanimer l’esprit raisonnable de l’astrologie, en la débarrassant du fatalisme rigoureux et décourageant que nombre de Romains lui conféraient et que tu as justement dénoncé, Amrou. S’il y parvint, c’est parce qu’il conserva l’un des traits caractéristiques du génie des premiers Grecs : l’adoration du cosmos visible, le sentiment d’union avec lui, ainsi que, face à cet ordre du monde, l’affirmation de la puissance de l’esprit. Face à la montée des sciences occultes, Ptolémée bâtit son œuvre astrologique comme un rempart.
Sa Composition en Quatre livres pose les règles et principes de l’astrologie avec une rigueur jamais égalée. Il y traite tous les domaines qu’elle concerne : les richesses, le rang social, les voyages, les dispositions physiques, les amis, les maladies, les enfants, les ennemis, les amours, la durée des mariages, les plaisirs de Vénus et le genre de mort.
Simplicius a rapporté comment l’occasion fut bientôt donnée à Ptolémée de mettre son art à l’épreuve. Marcus Annius Verus, consul de Rome, avait entrepris une vaste tournée d’inspection dans les
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