Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
d’Amrou, triomphateur de la riche et puissante cité du couchant. Et Amrou lui-même, dans cette longue lettre, ne cessait d’évoquer Dhou Al Qarnaïn, Alexandre, le conquérant cornu dont parle le Coran, qui avait atteint le pays où le soleil se lève. Il louait aussi ce général César d’Égypte, qui devint empereur en épousant une reine. Amrou ambitionnait-il leur destin ? Le pays de Pharaon l’avait-il corrompu à ce point ? Non ! Cela avait été toujours ainsi. L’émir Amrou Ben al-As tenait bien de son clan, ces riches marchands Quraychites qui se croyaient supérieurs à tous. En l’envoyant porter la guerre sainte aussi loin, Omar avait cru neutraliser ses appétits. Mais maintenant, cette tactique risquait de se retourner contre le commandeur des croyants : Amrou était aimé du peuple ; Omar, lui, en était craint. Il fallait lui faire comprendre que l’Islam n’avait qu’un chef, dont le muezzin clamait le nom en appelant les fidèles à la prière : et ce chef, c’était lui, Omar Abu Hafsa Ben al-Khattab, le calife, serviteur d’Allah et seul émir des soldats du Prophète.
Quant à ces fariboles de penseurs païens scribouillant sur le nombre des étoiles ou l’âme humaine, ces obscénités autour du sang des femmes, ces milliers de livres qui seraient plus puissants que les plus redoutables des armes, ces chrétiens et ces juifs qui auraient à donner des leçons au Prophète lui-même, tout cela n’était que masques derrière lesquels le général brandissait sa force et sa fortune face au califat. Jusqu’où irait-il ? Il avait sans doute, à Médine, des complices, des partisans qui conspiraient à la perte d’Omar. Et là-bas, à Alexandrie, en plus de ses Bédouins qui se feraient tuer pour lui, Amrou s’était entouré, aux dires des espions, d’une sorte de petit conseil privé composé d’un vieux chrétien, d’un juif et d’une femme, une prêtresse païenne qui l’avait envoûté. Sacrilège, et complot !
Omar, lui, n’avait pas besoin de conseil. Il ne prenait ses ordres que du Tout-Puissant lui-même, qui venait le visiter dans ses rêves. D’ailleurs, à qui se serait-il confié ? Médine n’était plus qu’ambitions sordides de ces intrigants qui espéraient qu’un couteau viendrait le frapper, lui Omar, l’artisan d’humble extraction qui avait réussi, par sa seule volonté, par sa ruse tout entière vouée à sa foi, à se hisser au sommet de la terre d’Islam. Ses ennemis, les impies, avaient trouvé en Amrou l’homme qu’il leur fallait : un seigneur charmeur, généreux, aimant les plaisirs de la table et du lit, poète lettré, mais qui savait être également vaillant au combat et stratège habile.
Omar n’était rien de tout cela. De plaisir terrestre, il n’en avait qu’un seul : le pouvoir. Et il en profitait, sachant que Là-Haut, il en serait privé.
Après tout, ce pouvoir, ne le mettait-il pas entièrement au service du Créateur universel ?
Le calife relut avec une grande attention, et avec plus de facilité que la première fois, la longue lettre du général. Dans sa première partie, message de victoire, Amrou n’avait fait que vanter les richesses matérielles d’Alexandrie, ses temples, son or, ses marchandises précieuses, ses peuples de la Torah tributaires, en y ajoutant les âmes païennes à convertir. Mais dans la suite, il n’était plus question que de livres, de savants, d’astrologues, de philosophes, de poètes, de rois et de reines du temps passé, et de livres encore.
En temps normal, Omar ne se souciait guère de ces choses. Il se contentait de mépriser les beaux esprits qui perdaient leur temps et leur âme à nommer les étoiles ou à vaticiner sur une rose. Mais cette fois, l’ardeur avec laquelle le général défendait ce Musée lui paraissait suspecte. Que cachait-il derrière ce plaidoyer pour un entassement de vieux rouleaux et de volumes moisis ? Amrou, pensait-il, avait dû se vanter dans toute l’Égypte, comme il avait dû l’écrire à ses amis de Médine et de La Mecque, d’être le protecteur des arts et des sciences païennes, juives ou chrétiennes, qu’importe. N’était-ce pas pour nouer des liens avec les empires ennemis de Perse et de Byzance ?
Omar n’était monté si haut dans l’Islam que par l’intrigue et le complot. Aussi ne voyait-il partout que complot et intrigue. Il prit alors sa décision. Jusqu’à présent, Amrou avait toujours obéi. Par
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