Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
calcul plus que par fidélité ou par devoir, estimait le calife. Il fallait lui donner une belle occasion de se révolter. S’il pliait, le général serait à jamais déconsidéré aux yeux de ses amis, et peut-être de ses alliés alexandrins et byzantins. S’il se rebiffait, il connaîtrait les geôles de Médine, voire la hache du bourreau. De plus, il entraînerait en même temps dans sa trahison tout le reste de la clique qui avait soutenu la candidature d’Ali au califat, et qui la soutenait encore. Un pâle sourire s’ébaucha sous la barbe broussailleuse. Omar venait de trouver le prétexte à la destruction de ces monceaux de papier sans intérêt. Il prit son stylet, qu’il trempa dans une encre brune, et écrivit difficilement sur le parchemin :
De l’Esclave de Dieu et commandeur des croyants Omar au général Amrou, salut.
Toute la terre d’Islam a salué ta belle victoire avec la liesse qu’elle mérite. Tu dois maintenant la conforter contre les attaques qui pourraient venir de la mer et étouffer toutes les oppositions pouvant naître au sein des populations juives, chrétiennes et païennes que tu as recensées. Pour t’aider dans ta tâche, je t’envoie un gouverneur qu’il me reste encore à nommer. La guerre sainte doit se poursuivre. Quand je t’en donnerai l’ordre, tu partiras à la tête de ton armée vers les pays du couchant.
Quant aux livres dont tu me parles dans ta dernière lettre, voici mes ordres : si leur contenu est en accord avec le livre d’Allah, nous pouvons nous en passer puisque, dans ce cas, le Coran est plus que suffisant. S’ils contiennent au contraire quelque chose de différent par rapport à ce que le Miséricordieux a dit au Prophète, il n’est aucun besoin de les garder. Agis, et détruis-les tous.
Omar relut sa lettre avant de la sceller. La voix du muezzin chanta au-dessus de la ville. Omar se prosterna et oublia les raisons politiques de cette réponse. Il était certain maintenant que c’était l’archange Gabriel qui la lui avait dictée.
Syllogismes
De la terrasse du Musée où Amrou, Philopon et Rhazès s’étaient installés, on voyait la mer. Le soleil flamboyait, mais ne parvenait pas à percer la treille sous laquelle ils buvaient un joli vin de Chypre et d’où pendaient de maigres grappes vertes qui attendaient l’été. Là-bas, dans l’île de Pharos, le foyer de la tour pâlissait en cette fin de matinée, comme étouffé par les bleus parfaits de l’eau et du ciel. Autour du gigantesque édifice, les oliviers tordus par la douleur des siècles semblaient autant de vieux marins espérant une ultime partance.
Accablé, Amrou s’effondra dans son fauteuil d’osier et tendit la lettre à Philopon :
— Tout est perdu, lisez ceci.
— Hélas, mon ami, tout grammairien que je suis, je ne comprends pas votre écriture.
Le général haussa les épaules et traduisit à voix haute le courrier du calife :
— … Il n’est aucun besoin de les garder. Agis, et détruis-les tous. C’est tout. Pas la moindre formule de politesse. Me voilà en disgrâce.
— Quoi qu’en pensa Aristote, soupira Philopon, le syllogisme est l’arme la plus redoutable des fanatiques et des imbéciles. Puisque votre livre sacré dit tout, affirme le calife, les autres ne disent rien. Que veux-tu répondre à cela ? Inutile de débattre contre un tel roc de certitude.
— Mais enfin, il blasphème ! Nulle part, il n’est écrit que le Coran dit tout. L’archange ne parle au Prophète que de l’essentiel pour guider le vrai croyant vers Dieu. Quant au reste, l’homme peut fort bien arpenter la distance entre Alexandrie et Médine pour en compter les pas, composer des vers en l’honneur de la dame de son cœur, chanter la beauté du soleil qui se lève ou expliquer dans un livre comment soigner la douleur. Grand bien lui fasse ! C’est sa liberté d’homme, c’est sa grandeur. Et, par conséquent, la grandeur du Tout-Puissant. Tout cela, je lui ai écrit dans ma lettre.
— À propos de syllogisme, intervint Rhazès, peux-tu répondre à ceci, Amrou ? Non, ce n’est pas seulement un jeu… Un Crétois dit : « Tous les Crétois sont menteurs. » Dit-il la vérité ?
— S’il ment, les Crétois ne sont pas tous… S’il ne ment pas, les Crétois sont… C’est absurde ! Un menteur ne ment pas chaque fois qu’il ouvre la bouche, mais seulement quand il en éprouve la nécessité.
— Parfaitement répondu,
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