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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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approuva Philopon. Le plus souvent, les syllogismes sont destructibles dans une de leurs parties. Il suffit de les briser comme Alexandre a tranché le nœud gordien.
    — Donc, le plus souvent, ce qui est destructible est un syllogisme, lança Rhazès en ricanant. Du moins dans une de ses parties. Un roc est destructible. Donc, c’est un syllogisme. Tout calife est un roc…
    Philopon brandit sa lourde canne polie par les siècles, comme un professeur menaçant un cancre de sa férule :
    — Rhazès, cesse donc tes galipettes de l’esprit ! À force de légèreté, tu pourrais bien un jour t’évaporer dans les nuées.
    Interloqué, Amrou regarda les deux savants, le maître et le disciple, jongler avec les mots et les idées sans cacher leur excitation. Quoi ? Ils avaient lutté pied à pied, des semaines durant, pour le convaincre de préserver les trésors de la Bibliothèque, et maintenant qu’ils venaient d’apprendre que ce qu’ils chérissaient le plus au monde allait disparaître, ils chahutaient comme deux étudiants à la sortie d’un cours ennuyeux. Soudain, en une illumination, le général comprit : débattre, confronter des idées, chercher la vérité, ce n’était pas seulement un âpre et gris travail de savants austères, mais aussi un jeu ; jeu de l’esprit comme l’amour est un jeu des corps.
    — Si vous continuez tous les deux, j’appelle immédiatement Hypatie. Elle, au moins, saura vous remettre au pas. Où est-elle, à propos ?
    — Aux thermes des femmes, répondit Rhazès avec une causticité forcée. Quand elle ne lit ni n’écrit, elle est aux bains. J’en viens à regretter le bon temps d’Athènes où les dames n’avaient pas accès à ces établissements.
    — Ma foi ! s’esclaffa Amrou, je ne tenterai pas de la rejoindre là-bas. Après la prise d’Héliopolis – mais pas un mot de cette histoire à mes épouses si par malheur vous les rencontrez un jour –, je décidai d’entrer dans des bains pour femmes, croyant que c’était l’une de ces maisons accueillantes où le guerrier vainqueur aime se reposer. Deux énormes matrones m’ont saisi par les épaules et m’ont fait rouler en bas des marches. Pour un peu, elles m’auraient flanqué leur pied au cul ! Parfaitement ! Moi qui, deux jours auparavant, avais forcé les portes de leur ville, sabre au clair sur mon cheval ruisselant de sueur et de sang ! Je me suis alors résigné à aller faire trempette dans l’un des autres innombrables thermes de la cité vaincue. C’était fort ennuyeux : il n’y avait que des hommes. Et pour la sueur, je n’avais rien à envier à mon fidèle Bataille – c’est mon cheval, peu rapide, mais solide et vaillant. Vous avez dû le voir : sa robe est noire et il porte une mèche blanche sur le front.
    — Bravo, Amrou, bravo, mon fils ! toussota Philopon en essuyant une larme que son hilarité avait fait couler de ses yeux pâles et cernés de rides sur ses pommettes pointues. Rire est une cuirasse bien plus sûre que les plus solides plastrons d’airain. Reverse-toi à boire.
    — Une seule coupe, alors, car le Prophète a dit que tout le vin que nous boirons ici-bas nous sera déduit dans ses jardins éternels. Mais je n’en ai pas fini avec les thermes d’Héliopolis. Alors qu’un esclave nubien m’écorchait le dos avec une brosse bien rude, il me vint une idée. J’imaginais, pour oublier la douleur, de tels établissements dans les oasis, à Médine, à La Mecque, dans les ports de la mer d’Oman… On y ajouterait des chambres pour que chacun puisse y dormir, des tables pour s’y restaurer, un marché pour y échanger les produits venus des quatre coins du monde. Tout cela serait d’un fort bon rapport. Qu’en penses-tu, Rhazès ?
    — Je pense que, décidément, les enfants d’Ismaël sont bien frères de ceux d’Israël ! Un détail : on y réchaufferait l’eau comment, dans tes thermes ? Avec des livres brûlés ?
    Un silence accablant s’abattit. Les trois hommes, tout à leurs assauts de plaisanteries, avaient presque oublié la menace qui pesait sur la Bibliothèque. Ou du moins l’avaient-ils mise de côté l’espace d’un instant.
    Amrou reprit son air grave et autoritaire de chef de guerre :
    — J’achève ton dernier syllogisme, Rhazès : « Tout calife est un roc, donc tout calife est destructible. » Je crains, malheureusement, qu’il sera un temps pour le détruire, et que ce temps n’est pas encore

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