Le bouffon des rois
Victor Hugo me félicitait pour mes bons mots et
justifiait même les plus exécrables en m’affirmant que les mauvais calembours
étaient la fiente de l’esprit.
Revenons à moi et à ma place dans ce cortège solennel ;
revêtu de mes habits de ville, je m’étais glissé à la droite de Jean d’Auton,
qui observait avec un certain détachement cette parade victorieuse et
continuait de noter mille petits détails. Il en ferait bientôt lecture à Louis qui
revivrait avec émotion ce moment historique tant attendu depuis son avènement.
Pour Le More, au mauvais souvenir de la défaite qui ne
s’effacera jamais, s’ajoutera l’espoir déçu d’une clémence tant espérée de la
part d’un monarque à la réputation de magnanimité.
Louis XII lui refusera toujours l’audience qui lui
aurait permis de plaider sa cause. Il le livra aux membres du Grand Conseil qui
le soumirent à un impitoyable interrogatoire durant deux semaines et s’il ne
fut fait « aucun outrage en la personne de ce prince »,
l’ancien duc fut condamné à terminer ses jours enfermé dans une chambre voûtée
sous terre du château de Loches, enchaîné dans une cage de fer qui « contenait
à peine six pieds de large et huit de long, n’ayant place que pour mettre un petit
pavillon pour coucher ». Voilà une condamnation bien cruelle que
n’aurait pas reniée le méchant Louis précédent ! Punition encore plus
terrible, Ludovic Sforza, dit Le More, tomba dans une telle indifférence que je
n’entendis plus jamais personne à la cour prononcer ne serait-ce que les
initiales de son patronyme.
Le soir même de la victoire fut célébrée une des fêtes les
plus grandioses jamais organisées.
Dans le palais ducal de Milan, le sol multicolore de
carreaux de faïence d’un grand couloir aux colonnades surmontées d’or
conduisait à l’imposante salle du banquet où bon nombre de tables étaient
dressées. Elles étaient toutes recouvertes de nappes finement brodées sur
lesquelles une vaisselle d’or et d’argent étincelait. La lumière des flambeaux
rivalisait avec les flammes de la large cheminée qui se nourrissait d’énormes
bûches que de jeunes pages « acheminaient » deux par deux dans leur
rutilante livrée aux couleurs de notre roi de France, nouveau duc de Milan.
Mon entrée en plein milieu du festin fit grand bruit quand
je lançai à bon escient :
« Beau Sire, vous avez Milan, c’est un grand pas vers
l’immortalité ! »
Je vis bien que quelques belles Italiennes, belles à
dérouter un saint, n’étaient pas insensibles à ma drôlerie et se seraient bien
laissées aller à franchir le cap de la laideur et même à éprouver du désir et
une malsaine excitation en jouant à la bête à deux dos avec un bossu, mais je
sus résister à l’appel de la chair pour m’empiffrer d’autres milanaises,
celles-ci en timbale, délicieux mélange de pâtes, de champignons et de ris de
veau.
Mon roi était plus porté sur la Génoise, je ne parle pas de
ce biscuit fait de sucre et d’œufs fouettés mais d’une véritable native de
Gênes, qui irradiait de son insolente beauté la « mirifique feste »
au point qu’il en oublia quelques heures sa Bretonne engrossée. Les Milanaises
s’étaient parées de leurs plus beaux atours pour s’offrir aux nouveaux
conquérants « en allure un peu altières, en accueil gracieuses, en
amour ardentes, en parler facondes », mais elles n’égalaient pas la
splendeur de cette Génoise dont la pure beauté venait d’Italie, certes, bien
que l’éblouissement qu’elle provoquait ne m’eût point masque son côté rusé et
ses ronronnements putassiers de chatte orientale.
Jean d’Auton, savant tourneur de phrases devant l’Éternel et
d’abord devant son roi, nota dans ses chroniques l’épisode de la Génoise avec
une retenue qui lui ressemble bien :
L’une des plus belles de toutes les Italles, laquelle
gecta souvent ses yeulx sur le Roy… tant l’avisa cette dame que, après
plusieurs regards, Amour, qui rien ne doubte, l’enhairdya de parler à luy, et
lui dire plusieurs doulces parolles ; ce que le Roy, comme prince très
humain, ung beau prince à merveille, prist en gré voluntiers ; souvent devisèrent
de plusieurs choses par honneur, et tant, que cette dame soy devant familière
de luy, une fois entre autres, luy pria très humblement que, par une manière
d’accoincte, il lui plust qu’elle fut son intendyo et luy
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