Le bouffon des rois
trompettes. Notre Roy de
France était vêtu du costume ducal, long manteau blanc doublé de la douce
fourrure grise des écureuils de Russie, et portait sur la tête la toque royale.
La griserie de la victoire ajoutée à sa prestance naturelle le faisait paraître
tel un géant conquérant sur son beau cheval noir sous le regard admiratif et
soumis du peuple milanais. Il était suivi de sa horde de chevaliers, d’évêques,
de cardinaux, de notables et de Ludovic Sforza, Le More qui fut fait prisonnier
d’une manière peu glorieuse : se voyant vaincu, sans espoir de pouvoir
échapper à une capture qu’il redoutait, il se mêla à ses fantassins suisses en
se travestissant en lansquenet, tout d’écarlate vêtu et la hallebarde au poing.
Furieux de n’avoir pas touché sa solde depuis des mois, un de ses soldats le
dénonça et le livra au commandant en chef des armées, Louis de La Trémoille. Le
More, qu’on avait craint pour sa cruauté, transpirait de peur sous les
quolibets et les menaces d’une foule devenue hostile, laquelle n’attendait
qu’une fugace inattention des nombreux gardes qui le protégeaient pour le
transformer en une sanglante poupée désarticulée.
Pâle comme un More (pardonne-moi ce mauvais jeu de mots qui
fit beaucoup rire Ma Majesté !), Ludovic Sforza, autrefois fastueux,
paraissait aujourd’hui bien minable, vêtu d’une simple robe noire sur le dos
d’un âne qui le « tribalait » avec une certaine volupté. La
volupté d’un âne c’est de savoir qu’il transporte plus bête que lui : Asinus
asinum fricat.
Ça aussi, tu as oublié ce que cela veut dire ? Tes
professeurs de latin ont pourtant dû t’en rebattre les oreilles (d’âne) :
l’âne frotte l’âne ! C’est-à-dire : quand un âne rencontre un autre
âne, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Des âneries.
Ce qui ne qualifie aucunement ma narration depuis plus d’une
heure que je me livre à toi. Tout ce que je te dis est pure vérité, je te parle
en mon « âne » et conscience. (Oui, je sais, c’est facile, mais je me
mets au même niveau que certains comiques de ton époque, je crois même que je
suis bien au-dessus, « vu ce que j’ai entendu » ces derniers temps.)
N’oublie pas que la fonction du bouffon est de trouver une repartie amusante à
tout moment. C’est une gymnastique qui demande une grande virtuosité et le
résultat n’est pas toujours du meilleur cru. Même les vins les plus réputés ont
leurs mauvaises années. Le principal c’est de ne jamais cesser d’agiter son
esprit. Parfois, on touche au sublime et les bons mots passent les siècles,
comme tu t’en rendras compte par la suite. J’ai laissé à la postérité des
phrases que n’auraient pas reniées les plus grands écrivains. D’autres fois
fusent des saillies indignes d’un grand esprit mais qui font partie de
l’entraînement quotidien et sont souvent le tremplin de pensées profondes et
éternelles.
Je vais te faire une confidence qui va révolutionner le
monde actuel mais fort heureusement tu l’auras oubliée à ton réveil. Là-haut,
dans le ciel, tout au fond d’une lointaine galaxie, j’ai retrouvé des hommes et
des femmes qui avaient gardé leur plus belle apparence physique. C’est ainsi
que j’ai pu croiser un bel homme barbu en redingote noire nommé Victor Hugo qui
était tout heureux de voir que j’existais et qui s’est tout de suite excusé
d’avoir, dans une de ses pièces de théâtre, Le roi s’amuse, romancé mon
personnage auquel il avait attribué une fille déshonorée par le roi et dont il
voulait se venger. Je lui ai répondu que je lui pardonnais bien volontiers
puisqu’il m’avait permis d’être immortalisé dans cette image même du bouffon de
cour. Il en profita pour me présenter un autre bel homme, barbu lui aussi,
coiffé d’un magnifique haut-de-forme, parlant fort avec un bel accent
italien : egregio signore Giuseppe Verdi qui s’inspira de la pièce du même
Victor pour en faire un opéra qui reste le chef-d’œuvre absolu de toute
l’histoire lyrique : Rigoletto. Je me rendis compte que je ne
pouvais qu’être unique et remarquable puisque j’avais été le principal
inspirateur de deux génies. J’ai oublié de te dire que c’est une immense
galaxie réservée aux êtres exceptionnels et je peux te confier qu’on y vit
parfaitement à l’aise parce qu’on ne s’y bouscule pas. Mais je m’égare, je
voulais seulement te dire que
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