Le bouffon des rois
victoires en
Italie.
Jean Perréal était en charge lui aussi, mais en tant que
peintre ordinaire du roi. C’était l’auteur des deux tableaux dans la salle du
Conseil, ceux qui ne vieilliront jamais. Il venait d’être nommé valet de
chambre de Sa Majesté, qui le voulait plus proche de lui, pour qu’il le croque
et l’esquisse en permanence, de profil, de face, de dos, sous toutes les
coutures. Il avait ainsi immortalisé l’entrée de Louis XII à Paris en
1498, puis à Lyon l’année suivante. Louis, qui ne cessait de prôner l’économie,
ne rechignait pourtant pas sur les magnificences d’une belle entrée dans la
ville. La liesse populaire célébrait à grand bruit les victoires militaires
dans les rues et sur les places du royaume. Feux de joie, processions, joutes
et banquets organisés par un roi glorieux, rien de mieux pour marquer les
esprits. Toute cette magnificence coûtait bien sûr beaucoup d’argent mais
Louis, l’économie faite homme – je le surnommais d’ailleurs
« l’éconhomme » –, avait eu l’ingénieuse idée de financer ces
dépenses somptuaires grâce au butin ramené de ces pillages… Pardon, de ces
conquêtes !
Pierre Gringore et Jean Perréal avaient beaucoup en commun
en dehors de leur talent respectif. Hommes de grande taille, à la chevelure
brune et frisée qui leur donnait un air enfantin, ils avaient tous deux les
yeux bleus et un sourire engageant et je ne les vis jamais de mauvaise humeur.
Ils remerciaient chaque jour le Ciel de leur accorder le bonheur d’accomplir
leur travail, qu’ils considéraient comme un réel plaisir. Tous deux me
traitaient en confrère, respectueux de mon état de bouffon.
Je n’avais que des satisfecit à distribuer à mon roi, mais
je lui en décernerai un qui m’avait comblé de bonheur : son goût pour le
théâtre. Ses prédécesseurs l’avaient banni des divertissements de la cour, en
particulier Louis XI qui détestait à un tel point le théâtre qu’on osait à
peine représenter des farces sous sa souveraineté.
Le théâtre réduit au silence donne la terrible leçon d’un
règne. Heureusement les Louis peuvent se suivre par le chiffre et non à la
lettre. Sous l’impulsion de mon roi, les farces, les mystères et les soties
refleurirent sur les places publiques et par là même retrouvèrent leur
indispensable insolence. Louis tolérait la satire et ne s’opposait pas à ce que
l’on se moquât de son avarice comme d’un péché mignon. Les auteurs et les
comédiens ne s’en privèrent pas, pour le plus grand plaisir du peuple qui, tout
en respectant son souverain, adorait qu’on le bousculât. N’étais-je pas à la
cour le complément idéal du théâtre populaire ? N’étais-je pas le meilleur
représentant de la pensée du peuple ?
Les bateleurs me fascinaient. J’assistais le plus souvent
possible aux Halles, durant le carnaval, à La Farce de l’aveugle et du
boiteux et à La Farce du Muryer qu’André de La Vigne avait écrites et comme
j’en parlais avec enthousiasme à Ma Majesté, Elle m’ordonnait aussitôt
d’organiser une représentation en son château.
La reine Anne goûtait fort peu ces farces qui faisaient le
bonheur de son époux et de ses vassaux lourdauds. Elle obligea André de La
Vigne, qui était toujours son secrétaire particulier, à délaisser ses farces de
bas étage pour composer en son honneur des mystères, des ballades et des
complaintes en un françois châtié qu’elle appréciait grandement même si elle
n’en voulait rien laisser paraître du bout de ses lèvres boudeuses.
André de La Vigne n’était pas à une concession près. Il
s’était permis d’être l’auteur du récit de la conquête de Milan et de Naples à
laquelle je savais qu’il n’avait jamais participé, étant prudemment resté bien
loin du champ de bataille des guerres d’Italie.
Heureusement, Pierre Gringore, ce Lorrain d’origine, excella
dans l’art de la farce, lui qui ne s’était pas distingué de prime abord avec le
théâtre mais avec une allégorie larmoyante et mélancolique intitulée Le
Chasteau de Labour où il gémissait sur notre nouveau siècle et se plaignait
de l’amour qui n’était que souffrance. Il avait changé de ton dans une farce
nouvelle moralisée Les gens nouveaux qui mangent le monde et le logent de
mal en pire. Je me souviens encore de ce passage :
Du temps
passé nous n’avons que faire,
Ni de ce
qu’ont fait les gens
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