Le bouffon des rois
pendu.
Une matinée encore toute fraîche d’un été qui mettait du
temps à venir nous réchauffer, sortit de la brume une caravane composée de
plusieurs carrioles bariolées qui transportaient une troupe de Bergamasques
venue tout droit d’Italie. Ces baladins aux costumes bigarrés, tous jouant avec
des masques sur la figure, s’inspiraient grandement de la comédie attique.
L’un d’entre eux, plus mobile et agité que les autres, au
costume multicolore fait de pièces de tissu cousues bout à bout, se nommait
Arlecchino, natif de Bergame, et portait un masque de cuir noir qui lui
mangeait presque tout le visage, ne laissant paraître que ses deux yeux
pétillants et rieurs et sa large bouche qu’il peignait d’un rouge vermillon
entourée d’un grossier trait noir.
Ses partenaires, le docteur, le capitan, le vieillard bafoué
et ridicule à qui la belle et jeune Isabella faisait porter les cornes, étaient
eux aussi tous masqués. Si la mobilité de leurs corps faisait merveille, en
revanche, je trouvais que l’expression de leur moitié de visage était trop
figée.
Je n’avais pas besoin de porter un masque puisque je m’étais
moi-même masqué en dédoublant ma personnalité. Ma figure se métamorphosait à
loisir selon les sentiments que je voulais traduire et je possédais ainsi une
diversité infinie d’expressions qui m’étaient propres.
Devant les suppliques câlines de sa reine, Louis avait fait
venir spécialement pour elle, et toujours d’Italie, les pupazzi, des
montreurs de grande renommée. Ils avaient construit un petit castello dans une salle près des appartements de la reine qui leur avait demandé de
jouer pour elle et son entourage des scènes d’amour courtois et des moments
épiques de la mythologie. Elle les avait tout de suite mis en garde :
« Il ne saurait être jamais question d’espées et de
bastons, encore moins de tromperies ! »
Anne avait aussi un penchant pour les marionnettes et se
régalait du spectacle de ces poupées montrées à mi-corps, avec une tête et des
mains de bois ; le buste n’est qu’une poche en étoffe dans laquelle on
passe la main, le pouce et le médius font agir les bras, l’index fait mouvoir
la tête au moyen du cou creusé à cet effet. Cette tradition date de fort loin
et la simplicité primitive des scènes représentées faisait la joie des enfants
et de toute la famille sur les places publiques au Moyen-Âge où étaient montées
les baraques. Quand je pense que c’est dans cet affublement que je te parle
aujourd’hui.
J’ai cru un moment à la réincarnation et me voilà bois et
tissu ayant dormi dans un placard pendant quarante ans au milieu d’autres
marionnettes. Si tu ne m’avais pas sorti de là, je n’aurais jamais pu faire le
récit de ma vie.
Mais je m’égare, il me reste à te conter encore douze années
auprès de mon roi Louis avant de passer aux vingt et une suivantes auprès de
mon autre roi François. Ne perdons plus de temps ! Si tu m’écoutes
toujours, branle juste un peu du chef, cette réponse me suffira pour que je
poursuive mon récit et que je n’aie pas la désagréable impression de parler
dans le vide. Merci ! Je continue.
Un an sans faire la guerre, c’était trop pour le glorieux
roi belliqueux qui repartit pour une nouvelle conquête en Italie. Belle
occasion pour Anne de concocter de longues scènes de ménage faites de reproches
d’être une fois de plus délaissée, mais aussi teintées d’inquiétudes sincères
pour la santé de son époux qui devenait alarmante par moments. Le roi trouve
les mots pour la rassurer et retrouve une vigueur sans pareille dès son départ,
tant l’envie de guerroyer est pour lui le meilleur des remèdes pour recouvrer
la santé.
L’expédition est tellement précipitée qu’il ne m’oblige pas
à le suivre en Italie et je peux rester à la cour désertée de tous ses
chevaliers.
Quand je ne passais pas mes journées à discourir avec
François Bourcier ou à écouter Pierre Gringore me raconter Les Folles
Entreprises et Les Abus du Monde, ses prochaines pièces, j’étais
livré à moi-même et je trouvais le temps de vivre sans l’usuelle contrainte de
distraire à la demande.
Les jours d’été où je pouvais m’échapper, j’allais me
baigner dans la rivière, je m’étendais dans l’eau, immergeant juste une partie
de mon visage pour avoir les oreilles dans l’eau et ne plus rien entendre,
seulement un léger
Weitere Kostenlose Bücher