Le Brasier de Justice
jamais, pensa Hardouin en se levant.
1 - Les biens des accusés par l’Inquisition étaient saisis et les Inquisiteurs se rémunéraient le plus souvent dessus, expliquant le peu d’enthousiasme de certains à reconnaître l’innocence d’un inculpé.
XXXIV
Alentours de Nogent-le-Rotrou, octobre 1305
L a veille, la baronne mère Béatrice de Vigonrin avait accueilli son fils d’alliance, Eustache de Malegneux, avec effusion. Elle n’avait pourtant jamais éprouvé beaucoup d’amitié ni d’estime pour celui qu’elle nommait en son for intérieur le « mol limaçon ». De fait, M. de Malegneux portait son grand corps flasque comme s’il avait été dépourvu de colonne vertébrale. Mais sa magnifique fortune rachetait son physique peu attrayant, sa bougonnerie permanente et ses déplorables manières de table, sans oublier une noblesse qui devait bien plus à l’argent et à l’entregent de ses aïeux qu’à leur valeur guerrière ou à leur vieux sang. Aussi les Vigonrin l’avaient-ils reçu à bras ouverts comme fils d’alliance. Quant à Agnès, par pudeur et par prudence, Béatrice ne l’avait jamais interrogée sur ses véritables sentiments à l’égard de son époux. De petits soupirs réprimés, de furtifs regards excédés, la baronne mère avait conclu que sa fille aimée avait préféré la raison et le devoir à la passion, à l’instar de beaucoup de femmes de son rang.
Quoi qu’il en fût, Eustache était le dernier homme adulte de la famille et son arrivée à la nuit échue avait soulagé sa mère d’alliance. Bien sûr, Eustache avait dormi telle une brute jusqu’à la midi puis bâfré, puis redormi. Béatrice avait piaffé d’impatience tout le jour, attendant le moment propice afin de s’entretenir avec son gendre.
Au soir, réunis autour du souper, alors qu’Eustache ne tarissait pas de détails, d’anecdotes et d’insipides narrations sur son voyage et ses affaires à Paris, les femmes nées Vigonrin échangèrent moult regards pesants. Inconsciente de cette connivence dont elle était exclue, Mahaut souriait, encore sous la grâce de la convalescence du petit Guillaume. Après l’issue – des épices de chambre accompagnées d’un verre d’hypocras – Mme Béatrice se leva, donnant le signal de la retraite vers le repos. Alors que son gendre prenait congé d’elle en s’inclinant, elle parut se souvenir de quelque chose et s’exclama :
— Oh, mon cher fils ! Je crains d’ajouter à votre fatigue, mais souhaitais vivement vous faire lire une missive de l’un de mes fermiers. Je pense qu’il me prend pour une bécasse et me veut gruger. Fichtre, je l’ai oubliée sur la petite table de mon antichambre. De grâce, suivez-moi, je promets de ne vous point retenir longtemps.
Ils disparurent, laissant Agnès seule avec Mahaut. Tout à son bonheur de savoir son fils sauvé, cette dernière ne sentit pas la froideur de sa belle-sœur. Mahaut lui conta pour la centième fois sa certitude que la très Sainte Vierge avait intercédé auprès du Père afin qu’Il ne rappelle pas le garçonnet sitôt à Lui. Elle ne s’étonna même pas lorsque Agnès, après un sourire forcé, déclara :
— Cela ne fait aucun doute. Nous avons tous tant prié. Le pardon, ma sœur, je suis si lasse que la tête me tourne.
— Bien sûr, gente mie. Quelle égoïste je fais. Mais je suis si heureuse !
— Et je vous comprends. Je vous souhaite belle nuit, conclut Agnès en s’écartant, avant le baiser de sa sœur d’alliance qui ne parut pas s’étonner de cette hâte.
Bouche bée, planté au centre de la petite antichambre, la main posée bien à plat sur le guéridon en bois de rose au point qu’on aurait pu croire qu’il redoutait de tomber en pâmoison, Eustache de Malegneux dévisageait sa belle-mère, qui venait de lui faire part des soupçons qu’Agnès et elle avaient conçus. Peu agile d’esprit dès qu’un sujet débordait des sous, des petits-royaux ou des deniers, M. de Malegneux bredouilla :
— Enfin qu’ouïs-je, ma chère mère. Enfin… vous ne supputez pas… Enfin…
Mme de Vigonrin jugula la colère qui montait en elle. Ah oui, en effet, un mol limaçon ! François son défunt époux, ou François son aîné n’auraient pas traîné en besogne, eux ! Elle s’efforça au calme et à l’affabilité :
— Mon fils… en effet, je, nous redoutons que la main d’un monstrueux enherbeur soit derrière les malmorts 1 qui
Weitere Kostenlose Bücher