Le Brasier de Justice
affligent notre famille depuis des années.
Faisant à nouveau preuve de sa lenteur d’esprit, Eustache plissa les paupières d’un air de conspirateur en risquant :
— Un serviteur mécontent, avide de revanche ?
— Non pas. Un familier, très proche, à qui profiterait le crime car, ainsi que je vous l’ai dit, et en dépit de l’effroi et du chagrin que nous en aurions conçus, Guillaume aurait dû, en saine raison, trépasser.
— Euh… un miracle ?
La baronne mère retint de justesse le « pauvre insensé » qui lui venait aux lèvres et rectifia d’un ton acide :
— Non, une dose plus légère de poison. Je suis maintenant vieillarde et prête à rejoindre mes chers et tendres. Mais songez à votre fils Étienne, à votre épouse, ma fille.
Un éclair de compréhension alluma le regard d’Eustache de Malegneux. Il glapit :
— Enfin, ma chère mère… vous ne pensez tout de même pas que notre bonne Mahaut… Enfin…
— Si, et de plus en plus. Le décès de mon époux l’a faite baronne. Le décès de mon fils, son mari, l’a rendue veuve libre avec un douaire confortable. À sa majorité, son fils héritera des terres après avoir hérité du titre de feu son père.
L’histoire revenant dans un domaine, le seul, qu’il maîtrisait à merveille – l’argent –, Eustache contra :
— En ce cas, pourquoi mon fils et mon épouse seraient-ils menacés ? Ils n’ont droit ni aux biens ni au titre de baron qui bien échoient 2 à Guillaume ?
Comprenant que seule sa santé et, dans une moindre mesure, celles de son hoir et d’Agnès lui importaient, Béatrice poussa son avantage.
— Et si une pernicieuse fièvre de ventre vous terrassait, à qui reviendrait votre fortune ?
— À mon fils, bien sûr, avec un legs particulier pour Agnès.
— Et en admettant que cette sournoise maladie fasse d’autres victimes : moi, Agnès, qui obtiendrait aisément tutelle d’Étienne et de ses biens, les vôtres donc ?
— Mahaut !
— De juste, mon bien-aimé gendre.
Il posa une de ses mains potelées et blanches sur ses lèvres, marmonnant :
— Ah, Dieu du ciel ! Par tous les saints !
Eustache de Malegneux s’imagina gisant sur un lit de douleur, se tordant dans les affres de l’agonie, ravagé par le poison, haletant, aspirant goulûment l’air qui se refusait à lui. Ah, quelle effroyable vision, il en aurait pleuré ! Il imaginait aussi, quoi que de façon moins cruelle et moins terrorisante, son fils rendant l’âme. Quant à son épouse et à sa belle-mère, il ne doutait pas que leur affreux décès lui occasionnerait du chagrin, enfin surtout celui d’Agnès. Bien que n’étant pas méchant homme, Eustache n’aimait rien tant que lui-même, et son fils, en futur lui-même. L’idée qu’une vaurienne puisse s’en prendre à lui et à un autre lui étant intolérable, il se redressa et déclara d’un ton ferme :
— Je connais bien Guy de Trais, notre bailli. Je vais m’ouvrir à lui de nos… terribles soupçons. Il faut empêcher cette odieuse gredine… que dis-je, cette assassine, de nuire davantage !
— Mieux vaudrait, mon cher fils, découvrir quelque preuve avant de solliciter l’aide du seigneur bailli. Mahaut est par naissance et mariage de belle noblesse. On n’accuse fort heureusement pas une dame de son rang sans argument incontestable.
— De fait. Euh… quel genre de preuve ?
Béatrice de Vigonrin résista à une folle envie de le souffleter, de voir apparaître l’empreinte rougeâtre et boursouflée de sa main sur la peau flasque de sa joue. Eustache se montrait encore plus inepte qu’elle ne l’avait redouté. Toutefois, il connaissait Guy de Trais et sa plainte porterait davantage que celle d’une femme, même de haut. Elle feinta, certaine que la fatuité coutumière d’Eustache l’aveuglerait :
— Mon bien cher, merci de m’avoir prêté si attentive oreille. Votre présence céans nous réconforte, Agnès et moi, à un point que vous n’imaginez pas. Votre lucidité et votre finesse d’esprit m’apaisent. Voici ce que je vous suggère : ma fille et moi allons fureter, chercher une évidence de ce que nous soupçonnons afin que vous la présentiez à messire de Trais pour recueillir son sentiment.
Soulagé à l’idée d’être déchargé d’une quête qu’il ne savait par quel bout considérer, Eustache de Malegneux approuva avec enthousiasme et baisa la main de sa belle-mère en lui
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