Le Brasier de Justice
étaux de boucher et autres que j’ai dédaignés depuis trop longtemps… En plus de la besogne habituelle que vous me signalez, biaisa Hardouin en désignant d’un geste le registre noir.
— Oh, cela peut attendre… les procédures inquisitoriales, veux-je dire. Les inculpés ne seront pas fâchés de votre retard à leur infliger la Question.
Hardouin jugea la boutade déplacée mais se tint coi. Arnaud de Tisans se leva, sembla sur le point de poser une question puis se ravisa. Il se dirigea vers la cheminée et tira un des deux cordons de passementerie qui pendaient au coin et servaient à actionner des clochettes.
Quelques secondes s’écoulèrent dans le silence, puis quelqu’un cogna à la porte de la salle d’études :
— Au service !
Un vieil homme, frêle comme un moineau et courbé de maladie de vieillerie, pénétra, s’inclinant encore plus, réprimant à grand-peine une grimace de douleur. Sans même le regarder, Tisans ordonna avec un petit geste agacé :
— Monte-nous deux gobelets d’infusion bien chaude et un plat de ce que tu trouves. Un en-cas de bouche serait bienvenu.
— Bien, messire. À l’instant, messire.
Alors que le vieux serviteur se retirait, Hardouin songea qu’il découvrait une nouvelle facette du sous-bailli. Une facette peu plaisante. Il ne doutait pas que messire de Tisans fût homme d’honneur, mais d’un honneur principalement réservé à sa caste. Il s’était un peu leurré, se convainquant que le sous-bailli s’intéressait à une pauvre simple et lui voulait rendre justice. À l’évidence, il n’avait jamais eu cure d’Évangeline Caquet, coupable ou innocente. Sa seule préoccupation se résumait à Guy de Trais, un représentant de sa caste. Pour quelles raisons au juste ? Lui prêter main-forte dans l’espoir d’un retour de reconnaissance, ainsi qu’il l’avait suggéré ? Hardouin y croyait de moins en moins.
Tisans avait recommencé à évoquer en termes douloureux les meurtres des enfants de Nogent-le-Rotrou. Cadet-Venelle l’écoutait à peine, se contentant de hocher la tête, préférant déchiffrer ses mimiques, son regard dont la fixité, la froideur noisette contredisaient ses mots de compassion et d’indignation. Une sorte de rancœur mêlée de dégoût envahit l’exécuteur. Il ouvrit la bouche afin de lui annoncer qu’il renonçait à poursuivre l’enquête. L’entrée du serviteur qui portait un plateau avec un luxe de précautions l’interrompit. Après un autre salut pénible, le vieil homme le déposa sans un mot sur le bureau du sous-bailli qui ne daigna pas le remercier. D’un geste de main, Arnaud de Tisans invita Hardouin cadet-Venelle à se servir. L’exécuteur perçut tout le mépris du monde dans ce petit geste en éventail, alors que son interlocuteur avait sans doute souhaité lui montrer son appréciation par cet en-cas.
—… J’ai donc fait rédiger une lettre afin de l’en avertir. Nul doute que cette nouvelle lui allégera le cœur, étant de belle noblesse, termina le sous-bailli en attaquant une croûte dorée.
Cadet-Venelle reprit pied dans l’instant présent. Sa vie en eût-elle dépendu qu’il aurait été incapable de préciser ce qui avait précédé cette fin de phrase. Aucune importance. Il se contenta d’un peu compromettant :
— En effet.
— La moindre des courtoisies. Pour en revenir à Nogent, Maître de Haute Justice…
Un nouveau cognement contre la porte l’interrompit et il jeta, excédé :
— Quoi, encore ?
Un timide secrétaire pénétra, le rouge aux joues, clignant des paupières d’embarras devant l’invite peu aimable du sous-bailli.
— Euh… messire… le messager est de retour de Nogent-le-Rotrou. La famille d’alliance de Mme Marie de Salvin vous remercie grandement de lui avoir apporté un tel apaisement.
Un véritable sourire détendit les traits du sous-bailli qui congédia le très jeune homme.
Hardouin se sentait glisser vers un lac d’eau noire mais tiède, accueillante. Nogent, Marie. Une caresse, un souffle, le destin venait de parler, et Hardouin lutta contre les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Alors, Maître de Haute Justice ? insista le sous-bailli, inconscient de la délicieuse tempête qui régnait dans l’esprit de son bourreau.
— Accordez-moi deux jours afin que j’ordonne mes affaires négligées.
— Bien volontiers. À vous revoir sous peu, mon ami.
Ami, tu n’es pas. Ami, tu ne seras
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