Le Brasier de Justice
souhaitant la belle nuit.
Demeurée seule, Béatrice laissa échapper l’injure qu’elle retenait à grand-peine depuis plusieurs minutes :
— Mon pauvre ami ! Si tu es aussi viril à la couche qu’intelligent et vif au debout, ma fille doit s’ennuyer à périr ! Doux Jésus, si certains hommes n’étaient point riches, que pourrait-on en faire ?
Au demain, il lui faudrait trouver un prétexte pour écarter Mahaut quelque temps du manoir. Surtout, elle devrait en discuter au plus vite avec Agnès. À son habitude lorsqu’il rentrait de la capitale, Eustache prétendrait une affaire urgente à régler en ville. Béatrice doutait que le grand mollasson fût porté sur les plaisirs de sens avec des catins d’auberge. La gaudriole 3 devait l’épuiser avant même que son haut-de-chausses ne soit tombé à ses genoux. Cependant, à ce que certains serviteurs lui avaient conté à mi-mots, Eustache aimait à parader dans les auberges en vidant force cruchons. L’humeur en général bon enfant et l’illettrisme de la compagnie, sans oublier la fascination pour un homme de haut, lui permettaient de bomber de la poitrine et d’impressionner à peu d’efforts, d’autant qu’il savait se montrer large. De quoi séduire et émerveiller le bas peuple, songea la baronne mère avec aigreur.
Mme de Vigonrin se coucha. Le sommeil la fuyait et elle se retourna longtemps. Lui revint en mémoire la missive du fermier Huard qui n’avait pas été qu’un prétexte, tant elle était certaine que le bonhomme cherchait à la plumer. Bah, elle le verrait au demain et il comprendrait vite de quel bois elle se chauffait !
1 - Mort funeste et affreuse.
2 - « Bien échoir ou mal échoir » ajoutait une notion de chance ou de malchance au verbe.
3 - Le terme est très ancien et son sens était alors limité à l’amour physique. Du latin gaudire (jouir).
XXXV
Alentours de Nogent-le-Rotrou, octobre 1305
A près laudes*, une jeune servante annonça Firmin Huard, alors que la baronne mère achevait de se vêtir avec l’aide malhabile de Martine, une servante aux mains raides de vieillerie mais que Mme Béatrice appréciait fort pour sa charmante pétulance que les ans n’avaient pas amoindrie, et une langue parfois vipérine mais fort drôle. D’autant que Martine portait une véritable adoration aux membres nés de la famille Vigonrin et réservait ses pesteries et ses clabaudages aux autres, un atout de prix aux yeux de sa maîtresse.
— Ah, ah, le Firmin ! s’exclama Martine après le départ de la petite servante.
— Un tien familier ?
— Oui-da, j’ai ce redoutable privilège. D’autant que je connaissais bien son père, qui a passé il y a deux ans. De même farine, si vous voulez mon avis, madame. Et pas du froment franc ! Toujours à tenter de soutirer un denier ci ou là. Le genre à vendre trois fois sa mère défunte. Sauf que le fils est encore plus renard que le père, à ce qu’on m’a raconté. Méfiance, donc, madame, avec mon respect.
— À renard, renarde et demie. Que ferais-je sans toi, Martine ?
— C’est qu’il fait bon servir cette famille, madame. De belles gens.
En dépit de la réelle affection qu’elle éprouvait pour Mme de Vigonrin et sa fille, Martine savait aussi qu’elle était beaucoup trop âgée pour retrouver de la besogne ailleurs. Elle mêlait donc avec habileté conseils de bon sens, ragots distrayants et quelques légères flatteries pour le plaisir de celle qui lui assurait bons gîte et couvert, en plus d’un petit salaire.
Béatrice de Vigonrin s’immobilisa devant la haute porte de la salle de réception, plus guère utilisée depuis le décès de son époux, encore moins chauffée. Comme à chaque fois, elle se souvint des immenses tablées, des ripailles, des rires et des danses, des trouvères un peu exaltés dont les mirlitons 1 ampoulés charmaient les dames et faisaient pouffer les messieurs de derrière leur main. Elle était si jeune, si jolie alors. Si amoureuse aussi. Elle se souvint : François, son François. Quel magnifique spécimen de la forte gent. François aimait la vie, l’amour, sa femme et sans doute aussi un peu les autres, la chasse, les fêtes. Quant à elle, son cœur s’affolait dès qu’il pénétrait à la nuit dans ses appartements. Quel amant ! Quel prodigieux amant ! Elle se lovait contre lui et il murmurait à son oreille :
— Ma tendre grive.
Elle boudait, rétorquant d’un petit ton
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