Le bûcher de Montségur
faisaient figure de véritables chefs de clan, avec leurs innombrables fils, filles, petits-fils, gendres, belles-filles, petites-filles, tous élevés dans une même ferveur pour la foi cathare. Les seigneurs de Niort, de Saint-Michel, de Festes, de Fanjeaux, de Mirepoix, de Castelbon, de Castelverdun, de Cabaret, de Miraval, etc., étaient notoirement hérétiques, et les dépositions des témoins citent sans cesse les divers membres des familles de ces seigneurs, à tous les degrés de parenté, ce qui fait penser que dans ce milieu (comme dans tout milieu féodal) le sens de la solidarité familiale était très fort. L’action dissolvante de la religion cathare ne semble pas s’être exercée sur ces familles, qui comptent cependant parmi les plus solidement acquises à l’hérésie, et ceci depuis des générations. Il serait donc absurde de prétendre que cette religion ait été un danger pour la société comme facteur de désagrégation de la famille.
Il est vrai que certaines femmes très pieuses se retiraient dans des couvents du vivant de leurs maris ; en général, elles le faisaient dans un âge avancé, quand leurs enfants étaient déjà grands et mariés ; le plus souvent, elles attendaient de devenir veuves, comme Blanche de Laurac, ou Esclarmonde de Foix, qui toutes deux avaient eu de nombreux enfants.
Un autre reproche (moins fréquent), que les catholiques ont pu faire aux cathares, est celui de pousser leurs fidèles à l’anarchie par leur mépris pour les pouvoirs publics, leur refus de la violence et de l’usage du serment. Ce reproche-là semble à première vue plus fondé que le précédent. Les cathares prêchaient, en effet, que l’autorité temporelle avait été établie non par Dieu, mais par Satan. Cependant, ni les cathares du Languedoc ni les vaudois (dont la morale était proche de celle des cathares) n’ont manifesté de tendances révolutionnaires, comme l’ont fait les bogomiles. Si les vaudois insistaient sur l’obligation de pauvreté pour leurs croyants, ce n’était nullement le cas des cathares dont les adeptes les plus zélés se trouvaient justement parmi les classes aisées de la population. En tout cas, les cathares ne poussaient pas leurs fidèles à une révolte ouverte contre les pouvoirs publics, estimant avec logique que dans un univers gouverné par le prince de ce monde aucune organisation sociale ne saurait être satisfaisante.
Cependant, les croyants, tout en vivant dans le monde, professaient une religion qui niait tous les principes sur lesquels était basée la société où ils vivaient. N’était-ce pas inévitable que leur sens de la discipline, des obligations envers leurs seigneurs ou envers les lois, en ait été ébranlé ? Les croyants sincères, fussent-ils d’excellents citoyens, devaient, semble-t-il, s’acquitter de leurs devoirs civiques avec la conscience de remplir une tâche inutile et tout à fait secondaire. Mais l’Église catholique n’enseignait-elle pas elle-même à ses fidèles que la patrie céleste est d’un prix plus grand que la patrie terrestre ? Accusait-on l’Église catholique de semer l’anarchie par de tels propos ?
On relève contre les croyants diverses accusations, maintes fois répétées, et si Pierre des Vaux de Cernay est un témoin extrêmement partial, il ne doit pas se tromper tout à fait en prétendant que les croyants (credentes) s’adonnaient « à l’usure, aux rapines, aux homicides, parjures et toutes sortes de perversités ». Il parle, évidemment, des seigneurs et chevaliers cathares. Il ne faut pas oublier que ces mêmes reproches étaient adressés à la noblesse de pays nullement suspects d’hérésie ; et l’hostilité permanente entre le clerc et le noble nous donnerait la plus sinistre idée de la chevalerie catholique si nous n’avions, pour la juger, que les écrits des gens d’Église : quelques soldats du Christ mis à part, les chevaliers apparaissent comme des hommes livrés aux pires instincts, pleins de brutalité, assoiffés de luxe et d’honneurs, ne trouvant leur plaisir que dans les guerres et les rapines. La littérature laïque, de son côté, ignore ou méprise les clercs ; les évêques (quand ils ne fracassent pas les crânes des Sarrasins comme Turpin) y sont, au mieux, des figurants décoratifs ; et dans les pays les plus profondément catholiques, nobles et ecclésiastiques semblent vivre dans des mondes à part, rivaux et plutôt
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