Le bûcher de Montségur
pratiquaient une morale plus austère ? Ce qu’on a dit de l’immoralité de certains croyants cathares devait s’appliquer tout aussi bien aux catholiques de leur temps, et la vie privée des grands seigneurs (on ne connaît guère celle des simples particuliers) montre que la licence des mœurs était générale ; la société médiévale (celle du Midi en particulier) était aussi peu hypocrite que possible, et la vanité, la cupidité et la luxure n’étaient pas des vices qu’on fût tenu de dissimuler.
D’autre part, le reproche (souvent adressé aux parfaits) de fréquenter des gens peu recommandables rappelle trop celui que les pharisiens faisaient à Jésus pour qu’il puisse être vraiment pris au sérieux. De plus, dans leur zèle apostolique, ils devaient – comme le font les missionnaires chrétiens dans les pays où la religion officielle est fortement organisée – s’intéresser tout particulièrement aux déclassés, aux parias de toute espèce, gens de moralité incertaine, et que leur prédication n’arrivait sans doute pas toujours à amender. Et, la charité des parfaits étant bien connue, nombreux devaient être les parasites qui, sous prétexte de conversion, cherchaient près d’eux un refuge contre la misère. Mais ce n’est pas à ses éléments les plus faibles et les moins désintéressés que se juge une communauté.
Or, pour ce qui est des vrais croyants, de ceux qui se dévouaient corps et âme à leur Église, qui assistaient aux consolamenta , et recevaient chez eux les ministres de la secte, le principal grief relevé contre eux semble être le fait qu’ils vivaient avec des « concubines », et que certains avaient des bâtards. En effet, on cite souvent des croyants assistant à une cérémonie hérétique en compagnie de leurs concubines ( amasia : maîtresse), « Willelmus Raimundi de Roqua et Amauda, amasia ejus ; Petrus Aura et Boneta, amasia uxor ejus ; Raimunda, amasia Othonis de Massabrac, etc 27 . » Or, pour l’Église catholique, toute femme non mariée à l’église était automatiquement une concubine ; et les croyants cathares pouvaient avoir des raisons pour ne pas se marier dans une Église dont ils méprisaient les rites, tel justement le jeune Othon de Massabrac, chevalier de la garnison de Montségur, de famille cathare depuis trois ou quatre générations et proscrit comme tel à l’époque de l’Inquisition. Dans tous les cas, le fait de ne pas se marier à l’église n’est pas en soi une preuve de mauvaises mœurs, et à la fin du siècle dernier on a vu des femmes fort austères revendiquer avec fierté le droit au mariage civil. On sait qu’en général les adeptes des religions nouvelles ont plutôt tendance au puritanisme qu’au relâchement des mœurs.
D’autre part, les Inquisiteurs sont unanimes à constater que pour les hérétiques le mariage est un état satanique : «… Ils déclarent que connaître charnellement sa femme n’est pas une moindre faute qu’un commerce incestueux avec sa mère, sa fille ou sa sœur. » (Bernard Gui 28 ). Est-il certain que les parfaits, dans leurs sermons, aient cherché à répandre dans le peuple des vérités aussi dangereuses ? Et de telles déclarations pouvaient-elles encourager les fidèles à commettre l’inceste avec leurs mères ou leurs filles ? Il est plus que probable que des propos comme en cite B. Gui (s’ils sont authentiques) ne s’adressaient qu’aux initiés, c’est-à-dire aux parfaits eux-mêmes et à ceux qui aspiraient à l’initiation, hommes pour lesquels le mariage, et un mariage béni par Dieu, eût été un scandale aussi grand que le mariage d’un moine ou d’un prêtre pour les catholiques. L’Église catholique elle-même a admis de tout temps que pour un moine, les plus coupables faiblesses, pourvu qu’elles fussent passagères et suivies de repentir, sont moins graves qu’une consécration officielle et sacrilège du péché par le mariage. C’est dans ce sens-là qu’ils faut comprendre le rigorisme des parfaits.
On a reproché aux bons hommes de condamner la procréation en termes souvent violents et de déclarer une femme enceinte en état de péché et d’impureté ; mais (comme le prouve la cérémonie des relevailles) l’Église catholique, elle aussi, admettait l’impureté essentielle de la procréation et de l’enfantement. Cependant, pour l’Église catholique, l’enfant était une grâce de Dieu et non une
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