Le bûcher de Montségur
malédiction, car sa théologie admettait l’inexplicable mystère de l’amour de Dieu pour une matière même corrompue. Mais cette sagesse, qui avait sa source dans le judaïsme antique et peut-être dans certaines traditions païennes, l’Église elle-même avait bien du mal à la faire entrer dans un système de valeurs cohérent ; le moyen âge, époque rationaliste et éprise de logique, semblait nier la possibilité d’une quatrième dimension, même chez Dieu.
Le reproche d’immoralité adressé aux croyants est d’autant plus singulier que, pour beaucoup d’entre eux (des femmes surtout), le mariage était un symbole de réconciliation avec l’Église : Covinens de Fanjeaux, convertie par saint Dominique, « abandonna leurs erreurs et se maria ». « Bernarda vécut trois ans dans l’hérésie, mais ensuite elle se maria et eut deux enfants 29 …» On ne nous dit pas que ces jeunes filles menaient une mauvaise vie avant leur mariage, mais simplement qu’elles gardaient leur virginité. Il en est de même pour la jeune hérétique champenoise brûlée à Reims en 1175 30 , convaincue de catharisme pour le seul fait qu’elle voulait à tout prix rester vierge. C’est donc par leur pureté, plutôt que par leur libertinage, que les cathares sincèrement croyants se faisaient remarquer.
Ce n’était là, dira-t-on, qu’une élite ; et les autres ? Il est probable, en effet, qu’un certain nombre de personnes, ardentes dans leur foi mais trop faibles pour résister aux tentations, aient abandonné l’état conjugal pour renoncer au monde, et soient ensuite tombées dans des fautes qui ont provoqué le scandale et jeté le discrédit sur leur communauté. Même si les parfaits ne se détournaient pas de ces brebis égarées, ils ne pouvaient avoir intérêt à favoriser l’immoralité, puisque c’est justement la licence des mœurs qu’ils dénonçaient le plus violemment chez les catholiques.
(Le cas de la jeune Rémoise est d’ailleurs assez caractéristique du point de vue de la mentalité des adversaires des cathares : Rodolphe, abbé de Coggeshall en Angleterre, raconte que l’archevêque de Reims se promenait un jour avec ses clercs aux environs de la ville et qu’un de ses clercs, Gervais Tilbury, apercevant une jeune fille qui marchait seule dans les vignes, vint à elle et se mit lui tenir des propos galants (« bien qu’il fût chanoine ») ; propos fort explicites, il faut le croire, puisque la jeune fille, « avec modestie et sérieusement, osant à peine le regarder », répond qu’elle ne peut se donner à lui, car « si je perdais ma virginité, mon corps se corromprait aussitôt et je serais vouée sans remède à l’éternelle damnation ». À ce langage, le jeune clerc reconnaît une hérétique et la dénonce comme telle à l’archevêque qui survient avec sa suite. La jeune fille (ainsi que la femme qui l’a instruite) est condamnée au bûcher et meurt avec un courage qui provoque l’admiration des assistants. On ne sait ce qu’il faut admirer davantage dans cette histoire, l’héroïsme de cette martyre anonyme ou l’inconscience des juges et du chroniqueur qui trouvent tout naturel qu’un clerc cherche à séduire une jeune fille et se serve de sa propre impudence comme d’un argument contre sa victime. À qui donc pouvait jeter la pierre une Église où une telle décadence de mœurs était possible ?)
La majorité des simples croyants ne semble donc pas avoir vécu plus mal que les catholiques. Bien mieux, à voir les listes des familles nobles (ces listes-là sont les seules qui client subsisté) qui adhéraient ouvertement au catharisme, il n’apparaît nullement que cette religion ait cherche en quoi que ce soit à nuire à la vie familiale en condamnant le mariage et la procréation ; c’est au contraire sur de grandes familles, et sur des traditions transmises de père en fils, que reposait en grande partie l’édifice social de l’Église cathare. Cette liste fait surgir l’image d’un milieu où les liens de famille étaient puissants et respectés. Les croyants les plus zélés – forcés par les persécutions à se « convertir » – reconnaissent tous avoir été élevés dans la foi par leurs mères, grand-mères, oncles, tantes, etc. ; ils marient leurs fils aux filles d’autres croyants, ils se font « consoler » chez leurs frères, ou leurs beaux-parents. Telles grandes dames, comme Blanche de Laurac,
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