Le bûcher de Montségur
craignez pas de donner ni de dépenser…» et les comtes et leurs amis devisent « d’armes, d’amours et de dons » 139 . Le comte promet à maintes reprises d’enrichir ceux qui l’ont soutenu, et Montfort lui-même se dépite de voir ses adversaires « si fiers, si braves, si peu regardants à la dépense ». Montfort, dont l’esprit pratique n’était pas la moindre qualité, n’était guère dépensier, et se montrait surtout généreux sur le compte des pays conquis. Pour le comte de Toulouse, la grande gloire était de « donner » et il pouvait tout au plus reprendre sur les Français les domaines qu’ils avaient occupés et les rendre à leurs propriétaires, et encore ces domaines ne devaient-ils être récupérés qu’en assez triste état, et reconquis par la force des armes. Pour pouvoir donner largement il lui eût fallu rançonner ses propres terres, déjà si appauvries ; et si grand que fût l’esprit de sacrifice des grandes cités de Provence, leur élan de patriotisme ne pouvait être de longue durée.
Il est évident que l’entretien de ses seigneurs légitimes constituait pour le peuple une charge moins lourde que celui d’une armée occupante ; ils avaient intérêt à ménager le pays. Mais il ne faut pas croire que Raymond VII et son entourage de chevaliers allaient, après leurs premières victoires, adopter le genre de vie prescrit à la noblesse languedocienne par cette fameuse charte du concile d’Arles qui avait provoqué la révolte de Raymond VI ; qu’ils ne se vêtiraient que de « chapes noires et mauvaises », et n’habiteraient plus « dans les villes, mais seulement à la campagne ». L’étalage de richesses était lié aux notions d’honneur et de liberté ; le retour de Parage devait être signalé par des fêtes, et si le peuple se contentait de danser en chantant des ballades et de faire sonner les cloches, les chevaliers organisaient des festins et offraient à leurs dames et à leurs amis bijoux et chevaux de race. L’évêque Foulques est loué par Guillaume de Puylaurens pour la façon magnifique dont il traita les prélats convoqués au concile de Toulouse « bien qu’il n’eût pas recueilli de gros bénéfices cet été » 140 . Et si les évêques, sur leurs diocèses ruinés, parvenaient à prélever assez de vivres pour éblouir leurs hôtes étrangers, les seigneurs ne pouvaient faire moins pour leurs alliés, et amis, car il y allait de leur prestige.
Les troubadours chantent le retour du printemps et de la liberté, et la gloire du comte Raymond. Des mariages princiers sont célébrés. Par des alliances, des dons mutuels, des liens de vasselage renouvelés et renforcés, la noblesse méridionale se regroupe après les années de dispersion qu’elle avait vécues pendant la conquête française. Une grande partie de la chevalerie avait été contrainte à s’exiler ou à fuir dans les montagnes, les seigneurs français établis à leur place avaient épousé des veuves et des héritières occitanes. Le vieux Bernard de Comminges, du haut des murs de Toulouse, avait visé et blessé son gendre Guy de Montfort que sa fille Pétronille avait été contrainte d’épouser : la politique des mariages préconisée par Montfort n’avait guère porté de bons fruits. La plupart de ces gendres et beaux-frères indésirables avaient été tués ou chassés du pays. La restauration de Parage et des traditions courtoises était le premier souci de cette société aristocratique et fière, pour laquelle la croisade avait été un déshonneur personnel en même temps qu’un affront national.
Dans cette guerre, le patriotisme de caste allait de pair avec le patriotisme tout court. Les bourgeois luttaient pour leurs privilèges, les chevaliers pour leur honneur et leurs terres, le peuple pour sa liberté, tous pour leur « langage », pour l’indépendance nationale. La noblesse, forte du prestige des victoires militaires et de sa position de classe dirigeante, avait réparé ses pertes plus rapidement que les classes moyennes et le petit peuple ; d’ailleurs, elle continuait à se battre et avait sans cesse besoin d’argent pour la guerre. Mais, en fait, le pays résistait depuis longtemps au-delà de ses forces.
II – LE CATHARISME, RELIGION NATIONALE
L’Église qui, du temps des victoires de Montfort, avait bénéficié de la protection du vainqueur et s’était enrichie de multiples dons, en particulier des biens des
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