Le cadavre Anglais
l'heure de prolonger leur surveillance. Il envisageait de supposer devoir apporter, lui l'homme du roi et des affaires extraordinaires, une puissance qui lui tenait la dragée haute et dont il redoutait qu'elle… Il tenta de se raisonner, de chasser de son esprit inquiet une pensée mauvaise revenant sans cesse l'assaillir et le tourmenter. L'étrange silence de Sartine, la constatation de l'ignorance de Le Noir des événements du Fort-l'Évêque, le départ précipité du gouverneur de la prison royale, ce mystérieux personnage d'allure militaire qui reparaissait si souvent, et mille faits étrangers entourant cette affaire, tout laissait à penser et confirmait qu'il avait approché un secret redoutable touchant l'État et ses arcanes les plus dissimulés. Qu'il en fût écarté et, en quelque sorte, la victime, blessait en lui sa fidélité, peut-être, son orgueil ; cela lui paraissait insultant pour un bon serviteur du roi conduit depuis tant d'années à détenir la clé des mystères du pouvoir.
C'est sur cette déplaisante constatation qu'il revint à l'hôtel de Noblecourt. Seule Mouchette l'attendait dormant d'un œil devant le potager de l'office. Elle bâilla, s'étira, fila dans un coin et lui rapporta avec un glorieux balancement de sa petite tête une souris qu'elle déposa en hommage à ses pieds. Il la remercia d'une caresse, la fit sortir et jeta le petit corps au dehors. Il fallait éviter à tout prix que la vieille Marion le vît, elle qui ne supportait pas la gent trotte-menu. Il se coucha aussitôt, s'efforçant de maîtriser toute tentation de réflexion. La manœuvre réussit et Mouchette, qui était venue le rejoindre, constata d'une patte précautionneuse que son maître s'était endormi.
Mercredi 12 février 1777
— Les cendres de tous les hommes et de tous les bois se ressemblent, murmura M. de Noblecourt qui effleurait d'une lèvre réticente le rebord de sa tasse de sauge. Tout ce que vous me rapportez possède un si étrange parfum de répétition, une sorte de mouvement musical dont les thèmes, apparaissant séparément, de loin en loin retentissent à l'unisson. M'intrigue au plus haut point la réapparition régulière d'un personnage d'allure militaire qui semble, çà et là, jouer les maîtres de cérémonie ! Et ce bouton trouvé sur le lieu du drame, qu'en est-il ?
— Vous connaissez mon sentiment, dit Nicolas, enfournant la dernière brioche au grand désespoir de son hôte qui, le feu de la conversation aidant, tentait de la distraire depuis un long moment, j'estime…
— Et de six, commenta dépité Noblecourt.
— Plaît-il ?
— Peu de choses… Je réfléchissais à haute voix. Oui, je m'interrogeais sur ce redoublement, cette multiplication même, d'indications concernant quelqu'un que tout devrait conduire à se montrer franchement discret et qui semble s'ingénier à se laisser morguer par nombre de témoins tous plus diserts à nous en conter et dont les récits se complètent et se recoupent !
— Cela ne m'a point échappé.
— Peut-être trois dans un, un dans chacun ou encore vice et versa… Allez savoir ! Vous pouvez avec votre intuition vous passer de raisonnement, mais les autres ? Ils ont besoin que vous en ayez un, et c'est celui qu'ils vous supposent sur lequel ils tablent pour établir leurs plans. Il n'y a pas en vérité de plénitude plus aveugle que celle de la suffisance… Vous luttez contre une intelligence toute pétrie d'orgueilleuse suffisance. Trouvez-la ! Elle commet des erreurs et cela la perdra.
Nicolas n'osa répondre. La sortie déconcertante de son ami proférée sur ce ton augural le frappait de sentiments mitigés : celui d'une confiance éprouvée dans les conseils du vieux magistrat et l'autre d'inquiétude devant la propension quasi prophétique par laquelle, d'un ton égal, il dévidait d'étranges formules. Restait que l'expérience prouvait que Noblecourt ne parlait jamais au hasard et que ses vaticinations 90 se dévoilaient toujours riches et fécondes en découvertes.
Ayant dormi fort tard, il prit congé à la hâte et, pataugeant, gagna l'angle de Saint-Eustache où bientôt un fiacre se présenta. Rien n'indiquait qu'il fût suivi et compte tenu de sa destination, il ne s'en préoccupait pas. Bourdeau était là depuis des heures. Il s'était fait apporter le registre des Étrangers et celui des entrées à Paris et les épluchait, passant au crible les noms et les détails
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