Le camp des femmes
« Maman », ou le nom d’un mari, d’un être cher… Souvent, je leur ai répondu… leur faisant croire que celui ou celle qu’elles appelaient était auprès d’elles. Et le mensonge réussissait parfois à éclairer le pauvre visage douloureux qui réclamait une parole tendre, une caresse douce…
Oh ! la tristesse de ces agonies, l’indéfinissable angoisse d’être impuissante à guérir… Et le seul moyen qui restait : essayer de consoler, sourire jusqu’au bout pour que dure encore la petite lueur que soutenait l’espoir…
Quand, avec tant de mal, elles arrivaient à articuler : « Croix-Rouge, vous croyez que je reviendrai quand même ? — Mais oui… Vous la reverrez votre belle France et vos chers petits… Et vous aurez du bon pain blanc…»
Alors une pauvre grimace qui voulait être un sourire… une main qui essayait de presser un peu la mienne pour me dire qu’elles avaient entendu, compris… Le cœur semblait se ranimer. Faible indice de vie dans ces corps déjà froids…
Combien ces heures m’ont été douloureuses et douces à la fois.
Je comprenais qu’une goutte de ce baume que je venais de leur verser était un calmant immédiat. Mais je savais bien aussi qu’elles ne reverraient jamais notre douce France… ultime pensée de toutes !
Ceux qu’elles aimaient… et leur pays.
« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie. »
Hélas !… Pas de linceul, pas de cercueil, pas de tombe, aucune fleur, aucune croix…
Le four…
Un peu de fumée…
Ceux qui ont connu cela ne doivent pas oublier.
Il faut raconter… Il faut se souvenir (cvi) …
XXIII
IL FAUDRA QUE JE ME SOUVIENNE
Il faudra que je me souvienne (cvii)
Plus tard, de ces horribles temps,
Froidement, gravement, sans haine,
Mais avec franchise pourtant.
De ce triste et laid paysage
Du vol incessant des corbeaux
Des longs blocks sur ce marécage
Froids et noirs comme des tombeaux.
De ces femmes emmitouflées
De vieux papiers et de chiffons,
De ces pauvres jambes gelées
Qui dansent dans l’appel trop long.
Des batailles à coups de louche
À coups de seau, à coups de poing
De la crispation des bouches
Quand la soupe n’arrive point
De ces « coupables » que l’on plonge
Dans l’eau vaseuse des baquets
De ces membres jaunis que rongent
De larges ulcères plaqués
De cette toux à perdre haleine,
De ce regard désespéré,
Tourné vers la terre lointaine,
Ô mon Dieu, faites-nous rentrer !…
Il faudra que je m’en souvienne…
XXIV
L’HORLOGE
— Pourquoi parlent-elles toujours d’horloge ?
— Je ne sais pas, mais il y a longtemps que ça dure. Probablement depuis leur arrivée à Ravensbrück.
Les triangles violets (sectatrices de la Bible) avaient pour habitude de lancer des anathèmes, de traduire leur pensée et leur enseignement en paraboles et de faire, le plus régulièrement possible, des prédictions. Le camp, dès 1940, se raccrocha à la première « prophétie » révélée par la secte :
— Quand les heures sonneront au camp, Hitler mourra et la guerre finira.
Mais Ravensbrück vivait au rythme des sirènes, des appels, du haut-parleur, des coups de sifflets. Un clocher ! Une horloge ! C’est ridicule !
— Comment (cviii) cette prédiction pourrait-elle se réaliser ? Combien d’autres, annoncées, avaient donné un espoir fugitif jamais réalisé ! L’étoile filante apparue à l’ouest le 13 du mois d’août 1944 n’annonçait-elle pas sûrement une proche libération !
— Cette prédiction, elle aussi, comme tant d’autres, ne serait peut-être qu’une désillusion, qu’un désenchantement succédant à un court espoir !
— Et ces Bibelforscherinnen au triangle violet furent tout heureuses lorsqu’en 1944 une tour carrée surgit au-dessus des cuisines et, sur une des faces, un cadran. L’horloge de Ravensbrück était née, elle apparaissait enfin dans le ciel gris du camp !
— Elle resta de longs mois sans aiguilles, sans mécanisme peut-être, ne sonnant toujours pas.
— En juillet 1944, deux jours exactement avant l’attentat contre Hitler, l’horloge commença sa marche, mais s’arrêta le jour même de l’attentat.
— Une partie de la prédiction se réalisait.
— Des mois, de longs mois passèrent ; une année recommença ; le camp se vida d’une partie de ses prisonnières. Elles partaient
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