Le camp des femmes
si froid sur ces innombrables squelettes, on se sentait encore moins que rien. C’était l’idée du néant qu’évoquait ce macabre étalage.
Quand la morgue était trop remplie – et cela arrivait souvent en cet hiver 1944, cent cinquante femmes mouraient chaque jour –, on laissait alors les mortes dehors. D’abord le transport fut fait à l’aide de civières. Plus tard, le nombre de civières devint insuffisant, et des camions remplirent cet office.
Je me souviens de ces jours de janvier 1945, alors qu’un long cortège de civières venait de plusieurs blocks, avoir été obligée de poser mes camarades mortes, sur le sol, en pleine neige.
Je ne trouvais rien de plus triste que de laisser ces pauvres dépouilles, encore tièdes – certaines venaient à peine d’expirer – sur cette neige si froide…
C’était un sentiment de répulsion sans nom. Il me semblait sentir moi-même le contact du sol glacé sur la peau encore chaude de mes pauvres mortes. Et pourtant, hélas ! cela n’avait plus d’importance, elles étaient déjà délivrées.
Mais je pouvais si peu donner de marques de respect à nos compagnes !
Dans les moindres gestes que j’avais pour elles, j’aurais voulu mettre tant de sollicitude…
Je remplissais auprès d’elles le pieux devoir des mains aimées qui auraient dû, là-bas, fermer les yeux aimants, chez elles, au beau pays de France qu’elles ne reverraient jamais plus.
Aussi, je voulais qu’elles sachent que, jusqu’au bout, je les accompagnerais, je les entourerais de tous mes soins pour que soit moins triste leur départ.
Lorsque je regardais sortir la fumée âcre et noire qui s’échappait de la cheminée du four crématoire, je savais ce que cela voulait dire, et j’ai bien souvent murmuré une fervente prière pour l’âme qui s’était envolée enfin libre, reprenant pour toujours son essor vers l’éternité.
Il m’est arrivé souvent d’être obligée, à l’aide d’une pioche, de décoller les mortes qui avaient pris trop fortement contact avec la neige, celle-ci les ayant recouvertes pendant la nuit du seul linceul blanc qu’il leur soit permis d’avoir.
La glace les avait congelées.
Le triste craquement produit par l’arrachement du cadavre était une chose très pénible. Il me semblait qu’on leur faisait encore mal.
Quand les agonisantes ne mouraient pas assez vite dans les Reviers, on n’attendait pas toujours qu’elles rendent le dernier soupir et, souvent hélas ! quelques-unes terminaient leur agonie dans le groupe de cadavres entassés dans le Waschraum.
Il arriva un jour une horrible histoire :
Un matin, quand les croque-morts officiels y pénétrèrent pour y faire entrer de nouvelles « clientes », une femme hurlante, folle et nue, s’échappa de cet antre et s’effondra sur la neige. Elle avait passé la nuit sous le tas de cadavres, parmi les autres mortes, encore vivante elle-même. Elle s’était réveillée parmi ces corps glacés, glacée elle-même d’horreur et de froid. L’atroce peur la saisit, et, folle de terreur, elle était venue s’écrouler devant la porte. À peine sortie, elle tomba anéantie. On la porta en hâte à l’hôpital. Il ne fallait pas que cet incident fût connu.
Cette malheureuse vécut encore trois jours, puis, cette fois, mourut vraiment.
Il y avait aussi une affreuse besogne que faisaient les Allemandes. Quand les charrettes avaient déposé les cadavres, aussitôt les croque-morts se précipitaient, leur ouvraient la bouche, avec une grossièreté et une brutalité inconcevables, elles leur arrachaient les dents d’or, puis, leur sale besogne terminée, elles lançaient un coup de pied dans le ventre de leur victime et passaient à la suivante en jetant rageusement des mots aussi malsonnants que : « Saloperie, Schweinerei (cochonnerie)…», oraison funèbre aussi inattendue que sinistrement déplacée.
Pauvres mortes parties sans pleurs…
Mais les nôtres ne sont pas parties sans prières, grâce à une admirable Mère supérieure de notre block.
Elles eurent les prières des agonisants et une petite fleur dans les mains que nous n’avions même pas le droit de joindre évidemment, quand on les enlevait. À quoi bon…
Oh ! les regards des mourantes et leurs dernières paroles si tristes et si poignantes.
Souvent, aussi, elles déliraient. Aux mots sans suite succédaient : « J’ai faim…», « Vous me donnerez un bon poulet »,
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