Le camp des femmes
les nôtres, la Schwester Vera donna pour raison que nous partions en transport, ma camarade et moi le lendemain matin. Cette nouvelle me ravit car je vis enfin arrivé le moment de quitter cet effroyable Jugendlager.
Le soir, la Schwester Vera entra dans la Tagesraum, tenant d’une main un paquet, de l’autre une cuillère ; elle était suivie de la chef de table, laquelle portait un quart que je supposai rempli d’eau.
— « Certaines d’entre vous doivent partir en transport, nous dit-elle, je vais vous donner une médecine afin d’avoir des forces pour faire le voyage. »
Elle commença de distribuer une cuillerée de poudre blanche à certaines femmes. Quand je la vis près de moi, j’avançai la bouche pour ingurgiter ce que je croyais être un médicament quelconque, mais, à mon grand étonnement, elle me dit :
« Non, non, pas vous… Vous ne partez pas encore, je reçois la liste du D r de Ravensbrück, vous n’êtes pas inscrite, mais votre camarade part…»
M me Gaby avala la poudre qu’elle me dit trouver très désagréable au goût. Une dizaine d’autres femmes, des juives, polonaises, russes, allemandes, roumaines, yougoslaves, prirent cette poudre en faisant force grimace de dégoût. Mon amie me dit soudain qu’elle se demandait si par hasard ce n’était pas du poison qu’on venait de leur administrer.
J’étais assez perplexe, mais je lui dis qu’à mon avis, si la Schwester avait voulu supprimer ces femmes, elle leur aurait fait des piqûres comme à l’ordinaire. Une seule chose m’ennuyait : pourquoi ne devais-je pas partir en transport avec les autres ? Jamais je ne quitterai donc ce camp d’horreur ? Mais bientôt toutes les prisonnières tombaient dans un profond sommeil. Au matin, quand je m’éveillai, elles dormaient encore. Ce sommeil qui commençait à me paraître étrange persista toute la matinée. Vers trois ou quatre heures de l’après-midi, les ronflements, un à un, s’éteignirent et, regardant de près mon amie, je m’aperçus qu’elle ne dormait plus mais qu’elle était morte. Horrifiée, je compris que cette « médecine » était un puissant narcotique qui finissait par tuer ces organismes affaiblis. Les quelques femmes qui, comme moi, n’avaient pas pris de poudre, regardaient les corps rigides d’un air ahuri et effrayé. Bientôt, « la colonne des morts » vint enlever les cadavres. Je renonce à décrire l’état d’esprit dans lequel m’avait plongée cette vision de corps nus et efflanqués, véritables squelettes, qu’on foulait aux pieds tout en riant et qu’on enlevait sans ménagements : la « colonne des morts » accomplissait sa macabre besogne avec une sinistre désinvolture, et manipulait les cadavres comme de vulgaires paquets.
Place nette étant faite, d’autres prisonnières vinrent dans la Tagesraum prendre la place de celles qui venaient d’être exécutées, et le soir, la Schwester Vera recommença sa mortelle distribution. Plus d’un mois je vécus dans cette atmosphère de crimes. Quotidiennement, des prisonnières arrivaient et le lendemain leurs cadavres allaient en rejoindre d’autres au crématoire.
Un jour une Française, M me Ridondelli, fut amenée dans la Tagesraum. Depuis quelque temps, je n’avais pas vu de compatriote et la venue de celle-ci me permit de bavarder avec elle, bien que la pauvre femme fût dans un état lamentable. Elle m’apprit qu’elle avait été évacuée de Koenigsberg, qu’elle avait parcouru cinquante kilomètres à pied dans la neige avec d’autres camarades et qu’atteinte d’une phlébite et d’une terrible dysenterie, pouvant à peine se soutenir, on l’avait envoyée au Revier. Depuis quelques jours, la Tagesraum avait été dotée de plusieurs lits où les malades couchaient à deux ou trois. On donna une place dans l’un d’eux à M me Ridondelli et le chef de table la prévint que si elle salissait sa paillasse, on lui ferait une piqûre. La pauvre femme savait ce que cela signifiait car dans le Jugendlager on commençait à connaître les piqûres du Revier. Malgré cette menace, elle ne put éviter de souiller son lit et la chef de table s’en étant aperçue l’obligea à se lever et lui ordonna d’aller au Waschraum chercher un seau d’eau et de quoi nettoyer sa « schweinerei ». La malheureuse, incapable de marcher, ne pouvait fournir un tel effort. Paula, la chef de table, la roua alors de coups avec une lanière de
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