Le cercle de Dante
Dante a peuplé l’Enfer de gens qui en étaient originaires, dit Lowell, il y a même placé des parents à lui. Chez nous, nombreux sont les anciens combattants à avoir été abandonnés sans rien à quoi se raccrocher, sinon leurs uniformes tachés de sang et nos grands discours sur la moralité. Ce sont des exilés de leur vie antérieure. Comme Dante, ils sont devenus des fragments d’eux-mêmes. Et vous noterez aussi que ces meurtres emboîtent le pas à la guerre, ils surviennent quelques mois à peine après la fin des hostilités. Oui, tout cela me paraît coller parfaitement, messieurs ! Nous avons fait la guerre pour une morale abstraite – la liberté –, mais les soldats, eux, ont combattu de façon bien concrète, sur les champs de bataille et sur les lignes de front. Pour eux, les mots de régiment, compagnie, bataillon ne sont pas restés une vue de l’esprit. Il y a d’ailleurs dans le style de Dante, dans son mouvement, quelque chose de rapide, de décisif, de quasi militaire. »
Il se leva pour aller serrer Holmes dans ses bras.
« Mon cher Wendell, cette vision vous est venue du ciel. »
Un sentiment d’accomplissement soulevait l’assistance, chacun n’attendait plus qu’un acquiescement de la part de Longfellow. Il vint sous la forme d’un sourire tranquille.
« Trois hourras pour Holmes ! s’époumona Lowell.
— Et pourquoi pas trois fois trois hourras ? rétorqua l’intéressé en prenant une pose revendicatrice. Je crois que je le supporterai ! »
Augustus Manning alla se pencher au-dessus de son adjoint et se mit à pianoter des doigts sur sa table.
« Simon Camp n’a toujours pas répondu à ma demande de rendez-vous ? »
Le secrétaire secoua la tête.
« Non, monsieur. Et l’hôtel Marlboro m’a fait savoir qu’il avait quitté les lieux sans laisser d’adresse. »
Manning blêmit. S’il était loin de placer une confiance aveugle dans le détective, il n’avait tout de même pas imaginé que l’homme pût être un escroc.
« Ne trouvez-vous pas étrange qu’un policier vienne nous poser des questions sur le cours de Lowell et qu’ensuite un détective privé que je paye pour découvrir des choses sur le même sujet cesse de répondre à mes appels ? »
Le secrétaire resta bouche cousue.
Puis, comprenant que Manning attendait une réponse, il se hâta d’approuver.
Le trésorier se retourna face à la fenêtre par laquelle on voyait se profiler Harvard Hall.
« Je maintiens que Lowell n’est pas étranger à tout cela. Dites-moi encore, monsieur Cripps. Qui suit son cours sur Dante ? Edward Sheldon et… Pliny Mead, n’est-ce pas ? »
Le secrétaire dénicha la réponse parmi une montagne de papiers.
« Edward Sheldon et Pliny Mead, c’est exact.
— Pliny Mead. Un bon élève…, dit Manning en lissant sa barbe raide.
— Il l’était, monsieur, mais il est maintenant dans les derniers. »
Manning se retourna vers son secrétaire avec le plus grand intérêt.
« Oui, il a baissé de près de vingt points au classement, expliqua le secrétaire en produisant fièrement la preuve de ses dires. Une baisse brutale, docteur Manning ! Due principalement à la note en français que le professeur Lowell lui a mise au dernier trimestre. »
Manning prit les papiers des mains de son secrétaire et les examina attentivement.
« Quelle honte pour notre M. Mead, dit Manning en souriant par-devers lui. C’est terrible, terrible. »
Tard dans la soirée, à Boston, J. T. Fields rendit visite à l’avocat John Codman Ropes, un bossu qui avait fait de la guerre de Sécession son domaine privilégié depuis que son frère y était tombé au champ d’honneur. On disait qu’il en savait plus sur les batailles que les généraux qui les avaient menées. Ce fut donc en expert passionné qu’il répondit aux questions de l’éditeur. Il lui apprit que différentes organisations charitables œuvraient en faveur des anciens combattants dans la détresse ou incapables de réintégrer la vie civile. Un grand nombre d’entre elles avaient ouvert des foyers dans des salles paroissiales, d’autres occupaient des bâtiments ou des entrepôts abandonnés. Pour qui recherchait un soldat dont il était sans nouvelle, ces centres étaient le lieu où s’adresser.
« Il n’existe pas d’annuaire recensant ces pauvres hères, naturellement, monsieur Fields. Et dénicher quelqu’un n’est pas une mince affaire si la
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