Le cercle de Dante
avait longuement jaugé de ses yeux noirs le gamin qui se balançait d’un pied sur l’autre devant lui. « Il ne tient pas en place », avait soupiré son père, le révérend Holmes. À quoi Ticknor avait répondu que l’italien parviendrait peut-être à le discipliner. Les ressources de son département ne permettaient pas que cette langue fût officiellement proposée comme matière au programme, avait-il expliqué, mais il avait prêté à l’enfant une grammaire et un précis de vocabulaire établi par ses soins, ainsi qu’un livre : La Divina Commedia de Dante – un poème divisé en trois chants intitulés respectivement Inferno, Purgatorio et Paradiso.
Aujourd’hui, Holmes redoutait que les sommités qui régnaient sur Harvard n’eussent décelé chez le poète italien une faute cachée, armées qu’elles étaient de la perspicacité propre à l’ignorance. Pour sa part, s’il avait découvert comment fonctionnait la nature sitôt qu’elle était libérée de la superstition et de la crainte, c’était à la science qu’il le devait. Dans les murs du Collège de médecine, il s’était convaincu que la « théonomie » l’emporterait un jour sur la théologie, sa jumelle à l’esprit ralenti, tout comme l’« astronomie » avait fini par remplacer l’astrologie. Fort de cette croyance, il avait prospéré en tant que professeur aussi bien que poète.
Puis la guerre l’avait pris en embuscade, et Dante Alighieri l’avait à son tour attrapé dans ses rets. Tout avait débuté un soir de l’hiver 1861, alors qu’il était allé rendre visite à Lowell dans son manoir d’Elmwood. Il venait d’apprendre que son fils aîné Wendell partait avec le 2 5 e régiment du Massachusetts, et il était sur les charbons ardents. Dans l’état de nervosité qui était le sien, Lowell était l’antidote idéal, avec sa façon de tourner en dérision les angoisses de ses interlocuteurs et d’afficher la certitude bravache que le monde était exactement tel qu’il le disait. Depuis l’été, la présence apaisante de Henry Wadsworth Longfellow manquait douloureusement à la société. Le poète déclinait toute invitation. Il était occupé. Il avait commencé à traduire Dante, disait-il dans ses messages à ses amis, et il n’avait pas l’intention de s’arrêter en chemin : « Je fais ce travail à une époque de ma vie où je ne peux rien accomplir d’autre. »
Émanant d’un homme réticent à parler de lui-même, ces mots criaient toute sa souffrance. Au-dehors, Longfellow était calme mais, à l’intérieur, il saignait à mort.
Le devinant, Lowell s’était rendu chez lui et, fermement planté sur son seuil, avait insisté pour l’aider dans ses travaux. Cela faisait beau temps qu’il déplorait chez ses compatriotes l’ignorance des langues modernes et leur impossibilité à accéder aux œuvres étrangères, sinon à travers de regrettables traductions britanniques. À Fields, Lowell parlait d’ériger un pont entre les mondes antique et moderne, et se lançait dans des discours apocalyptiques sur la cécité de l’Amérique à propos de Dante. À quoi Fields répondait : « Il me faut un nom pour vendre pareil ouvrage à un public d’ânes bâtés. Un poète ! » La stupidité des lecteurs était l’argument préféré de l’éditeur lorsqu’il cherchait à détourner ses auteurs d’un projet risqué.
Des années durant, Lowell avait bassiné Longfellow pour qu’il traduisît La Divine Comédie, allant jusqu’à menacer de s’y atteler lui-même bien qu’il n’eût pas les forces requises pour mener à bien une telle entreprise. Alors, comment ne pas lui apporter son concours à présent ? D’autant qu’il était l’un des rares érudits américains à tout connaître sur Dante, n’est-ce pas ? Et de fait, il semblait bien qu’il sût toujours tout sur tout.
Ce soir-là, donc, Lowell avait décrit à Holmes la finesse extraordinaire avec laquelle Longfellow parvenait à restituer la langue de Dante.
« Si vous voulez mon avis, Wendell, il est né pour cette tâche ! »
Et d’expliquer que Longfellow avait commencé par Le Paradis et s’attaquerait ensuite au Purgatoire, pour terminer par L’Enfer .
« Il avance à reculons ? » s’était étonné Holmes.
Lowell avait hoché la tête avec un grand sourire.
« Je dirais que notre cher Longfellow tient à s’assurer de l’existence du Ciel avant de plonger dans
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