Le cercle de Dante
de cela.
Si nombre de brahmanes ne lui pardonnaient pas ses lâchetés d’avant-guerre, tous néanmoins s’accordaient à penser que seul l’extrémiste le plus radical oserait offenser la mémoire d’un Juge suprême de l’État en n’assistant pas à ses funérailles.
« Cinq ans de différence, Melia », dit le Dr Holmes en se penchant vers son épouse.
D’un bref roucoulement, elle le pria de développer, ce qu’il fit en chuchotant :
« Le juge Healey allait sur ses soixante ans, s’il ne les avait déjà. Quatre ans de plus que moi, ma chère, presque jour pour jour ! »
Mois pour mois, en vérité, mais cette proximité avec un mort amusait sincèrement le Dr Holmes. Du regard, Amelia lui signifia de garder le silence pendant l’oraison funèbre. Il s’appliqua donc à tenir ses lèvres fermées et contempla l’étendue du cimetière.
Il ne pouvait se dire un intime du défunt. Peu de gens, d’ailleurs, prétendaient à ce titre, même parmi les brahmanes. Mais il avait eu le plaisir de se frotter à ses qualités d’administrateur dans le cadre du Conseil de supervision de Harvard où le juge siégeait. Ils avaient également en commun leur appartenance à la fière association Phi Bêta Kappa {9} dont Healey avait été le président un certain temps. Le Dr Holmes en triturait précisément l’insigne accroché à sa chaîne de montre, tandis qu’on descendait le défunt dans sa dernière demeure. Au moins, se dit-il avec cette compassion des médecins à l’égard des mourants, le pauvre Healey n’aura pas souffert.
Son plus long entretien avec le juge suprême remontait à des années, à une période de sa vie à ce point troublée qu’il avait songé à tout abandonner pour se consacrer à la poésie. L’échange avait eu lieu au tribunal, pendant l’affaire Webster, lorsqu’il avait été appelé à comparaître comme témoin à décharge dans l’établissement du caractère du prévenu, le professeur John W. Webster. La cour était présidée par un comité de trois juges sous la houlette du juge suprême de l’État, comme il était de mise pour les crimes capitaux. Au cours du procès, Wendell Holmes avait eu l’occasion de juger par lui-même la lourdeur du style d’Artemus Healey.
« Un professeur de Harvard ne saurait commettre un crime ! » avait dit le président de Harvard de l’époque dans son témoignage à la barre en faveur de Webster, peu de temps avant Holmes.
Le Dr Parkman avait été assassiné dans le laboratoire situé juste en dessous de la salle où le petit docteur était en train de donner un cours. L’événement avait été particulièrement pénible pour Holmes qui était ami des deux et ne savait qui pleurer le plus, de la victime ou du meurtrier. D’autant que les rires de ses étudiants étaient ce qui avait noyé le bruit fait par le professeur Webster en découpant le cadavre de son collègue.
« Un homme pieux et qui craignait Dieu… », assurait le prédicateur, debout devant la tombe.
Le Dr Holmes n’apprécia guère ces vigoureuses promesses de paradis. Par principe, peu de chose dans la religion et ses pompes trouvait grâce à ses yeux. Fils d’un pasteur calviniste resté inébranlable face à la montée de l’Église unitarienne, il avait été élevé dans la conviction que par sa chute Adam avait fait de nous tous des pécheurs. Constat terrible et qui bourdonnait toujours à ses oreilles. Heureusement, la vivacité de sa mère l’avait protégé de ces balivernes. En contrepoint des débats sur la prédestination et le péché originel qui opposaient le pasteur et ses amis ministres du culte, elle avait su chuchoter des apartés pleins d’esprit à l’oreille de ses enfants. De nouvelles idées verraient le jour, leur promettait-elle, à lui et à son frère John. À lui, surtout, qui était bouleversé à l’idée que le diable pût s’emparer de son âme. Et, de fait, de nouvelles idées avaient éclos dans la ville de Boston et dans son esprit.
Qui d’autre, sinon des unitariens, aurait eu l’idée de créer pareil cimetière, se dit-il, à la fois sépulture et jardin ? Pour s’occuper, il se mit à compter les notables présents, et ils étaient nombreux. Bien des gens hochaient la tête dans sa direction, car il appartenait au cénacle de poètes considérés comme le gratin littéraire du pays : les « Poètes du coin du feu », les « Saints de la Nouvelle-Angleterre ». À quelques
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