Le cercle de Dante
l’Enfer.
— Pour ma part, je n’arrive jamais jusqu’à Lucifer, avait fait remarquer Holmes. Le Purgatoire et Le Paradis ne sont que musique et espérance ; on a l’impression de voguer vers Dieu. Mais la hideur et la sauvagerie de ce cauchemar médiéval… Alexandre le Grand devait l’avoir sous son oreiller pendant son sommeil.
— L’Enfer de Dante appartient autant à notre monde qu’aux abysses, avait répondu Lowell. On ne devrait pas s’y dérober, mais au contraire l’affronter car, dans cette vie, nous nous faisons bien souvent l’écho des profondeurs de l’Enfer. »
L’œuvre de Dante avait un effet dévastateur sur les protestants, que les convictions religieuses du poète portaient à la chicane. Les lecteurs moins sensibles à la théologie voyaient dans la foi de Dante une perfection et une assurance exprimées avec une telle poésie qu’ils en venaient à tout accepter en bloc. Et c’était cela qui nourrissait les craintes de Holmes : la possibilité que le cercle des Amis de Dante n’ouvrît la porte à un nouvel Enfer, un Enfer auquel le génie littéraire donnait toute sa puissance. Pis encore, il redoutait, lui qui avait passé sa vie à fuir le démon qui hantait les prêches de son père, d’en être tenu en partie responsable.
En cette soirée de 1861, un messager avait interrompu les poètes alors qu’ils prenaient le thé dans le cabinet de travail de Lowell. Aussitôt, le Dr Holmes avait imaginé un télégramme intelligemment réorienté sur Elmwood par les gens de sa maison, l’informant de la mort de son malheureux fils Wendell sur la terre gelée de quelque champ de bataille. Mais c’était un domestique de Craigie House, à deux pas de là, porteur d’un mot tout simple de Henry Longfellow priant Lowell de l’aider à relire les nouveaux chants dont il avait fini la traduction. Et Lowell avait proposé à Holmes de l’accompagner.
Le docteur avait tout d’abord balayé cette idée d’un rire :
« J’ai déjà tant de fers au feu que j’appréhende une nouvelle tentation. J’aurais trop peur d’attraper votre manie. »
Mais Lowell avait su le persuader, tout comme il avait persuadé Fields de publier La Divine Comédie. Sans être italianisant, l’éditeur connaissait l’italien, entre autres langues utiles pour ses affaires, bien que le commerce de livres entre Rome et Boston ne justifiât pas les voyages qu’il effectuait surtout pour son plaisir en compagnie de sa femme. Depuis qu’il s’était lancé dans l’entreprise, il se plongeait dans les dictionnaires et les commentaires. Comme aimait à le dire Annie, Fields s’intéressait à tout ce qui passionnait autrui.
Qualité qui était également celle de George Washington Greene, l’homme qui avait offert à Longfellow sa première œuvre de Dante, voilà plus de trente ans, alors qu’ils sillonnaient ensemble la campagne italienne. Greene ne manquait jamais de faire un saut chez le poète quand il venait en ville de Rhode Island, et il approuvait avec des yeux ébahis le travail accompli. C’était Fields, toujours débordé, qui avait proposé que l’on se retrouvât le mercredi soir chez Longfellow ; et c’était Holmes, « baptiseur » consommé, qui avait donné à ces réunions le nom de cercle des Ami » de Dante, puisqu’elles étaient consacrées au poète. Mais lui-même préférait le mot « séances » parce que, chez Longfellow, en ouvrant bien les yeux, vous pouviez rencontrer Dante face à face, assis au coin du feu.
De l’œuvre de Dante, les pensées du docteur dévièrent sur la sienne. Son prochain ouvrage allait redorer son nom aux yeux du public. Ce serait l’histoire que le public attendait ardemment, le roman américain par excellence : celui que Hawthorne n’avait pas eu le temps d’écrire ; celui que des génies prometteurs, tel Herman Melville, avaient façonné par hasard sur la voie de l’anonymat et de la solitude.
En donnant par la poésie un air de parade à ses imperfections, Dante s’était hissé au niveau d’un héros quasi divin. Pour cela, il avait sacrifié sa maison, sa famille, sa situation dans cette Florence criminelle qu’il aimait tant. Dans la pauvreté et l’isolement cet homme qui ne connaissait plus la paix qu’en imagination avait su définir sa nation. Et, lui, le Dr Holmes, il ferait de même, mais à sa façon : en prenant tout à bras-le-corps. Après, quand son roman aurait remporté
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