Le cercle de Dante
chose : desserrer l’écharpe de soie qu’il portait autour du cou. Il papillotait des yeux de façon convulsive, sans savoir s’il valait mieux pour lui retenir son souffle afin de conserver dans ses poumons l’oxygène emmagasiné, ou au contraire respirer par petits halètements les ultimes poches d’air qui restaient dans la pièce avant qu’un autre ne le fît. Les personnes présentes avaient beau ne pas sembler incommodées, elles n’en allaient pas moins tomber inanimées d’une minute à l’autre, il en était persuadé.
Quelqu’un lui demanda s’il se sentait bien, un homme avec un doux visage que l’on n’oublie pas et des yeux brillants – un mulâtre apparemment. La familiarité avec laquelle il s’était adressé à lui fit comprendre à Holmes qu’ils s’étaient déjà rencontrés. À son étonnement, il reconnut en lui l’agent de police venu chez Lowell pendant la réunion du cercle des Amis de Dante.
« Professeur Holmes ? Votre opinion confirme-t-elle celle du professeur Haywood ? » lui demandait Kurtz, par simple politesse certainement, pour l’inclure dans la situation, car Holmes ne s’était à aucun moment avancé assez près du cadavre pour être en mesure de donner un avis médical.
Il s’efforça de se rappeler ce qu’il avait vaguement perçu de l’échange entre le policier et son confrère. Haywood, semblait-il, avait déclaré, se fondant sur l’expression faciale et l’absence d’autres blessures, que le défunt devait encore être en vie quand ses pieds avaient été incendiés, mais dans une posture lui interdisant de mettre fin à la torture. En conséquence, on pouvait supposer qu’il était mort d’un arrêt cardiaque consécutif au choc.
« Je partage cet avis, bien sûr, répondit Holmes. Oui, naturellement, monsieur le chef de la police. »
Il fit un pas en arrière en direction de la porte comme s’il cherchait à fuir un danger mortel. Kurtz avait repris son entretien avec le professeur Haywood.
« Peut-être, pouvez-vous continuer sans moi pendant un moment, messieurs ? » Enfin il atteignit la porte de la salle, le hall et bientôt la cour extérieure. Là, par petits souffles brefs et désespérés, il emplit ses poumons de la plus grande quantité d’air possible.
L’heure pourprée prenait possession de Boston, mais le Dr Holmes continuait d’errer sans but parmi les rangées de charrettes à bras. Des étalages proposaient des gâteaux au carvi et des chopes de boisson au gingembre. Des marchands d’huîtres en blouses blanches lui tendaient sous le nez des homards monstrueux. Il était incapable d’assumer sa conduite de tout à l’heure, devant le corps du révérend Talbot. Il en éprouvait encore une telle gêne qu’il ne s’était pas résolu à courir chez Fields ou Lowell pour leur annoncer la nouvelle pourtant sensationnelle du meurtre de Talbot. Comment lui, Oliver Wendell Holmes, un docteur ès sciences médicales, un maître de conférences renommé, un réformateur de la médecine, avait-il pu frémir devant un cadavre comme une frêle jeune fille apercevant un fantôme dans les romans sentimentaux ? Son fils aîné n’en reviendrait pas de sa…, disons-le, poltronnerie, lui qui trouvait déjà qu’il aurait fait un meilleur professeur que son père, un meilleur époux, père et médecin. Le jeune Wendell avait connu les champs de bataille avant même de fêter ses vingt-cinq ans. Il avait vu les rangs de son régiment se creuser après un tir de canon, des bras et des jambes pleuvoir comme des feuilles ; il avait entendu hurler ses camarades allongés sur des portes transformées en tables d’opération, tandis que des chirurgiens en herbe les amputaient à la hache, assistés par des infirmières bénévoles, rouges de sang des pieds à la tête. Quand son cousin lui avait demandé comment il faisait pour avoir une si belle moustache alors que lui-même n’avait que trois poils sous le nez, Wendell avait répondu : « C’est parce qu’elle s’est gorgée de sang. »
Le Dr Holmes se souvint qu’Amelia lui avait demandé de rapporter un pain. Appelant à la rescousse tous les subterfuges dont il avait ouï dire, la mise du vendeur, son comportement, son origine régionale, il s’efforça de dénicher parmi tous les commerçants du marché celui qui offrait le produit le plus fin. Tout en se tapotant le front de son mouchoir trempé de sueur, il saisissait la marchandise, la palpait
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