Le cercle de Dante
prêcher le révérend Talbot, c’était lors de débats publics sur les dangers de l’essor du catholicisme à Boston. Talbot avait articulé ses discours autour de trois points vigoureusement argumentés :
1. Les rituels superstitieux et les cathédrales somptueuses propres à la foi catholique étaient la marque d’une Idolâtrie blasphématoire ;
2. La tendance des Irlandais à constituer des quartiers autour de leurs cathédrales et couvents prouvait bien leur résistance à toute américanisation, résistance qui ne manquerait pas d’aboutir à la fomentation de complots contre les institutions du pays ;
3. Le papisme, par son prosélytisme et ses visées temporelles, par le contrôle qu’il exerçait sur les actions des catholiques, constituait une menace pour les autres religions pratiquées sur le sol américain.
Naturellement, il ne s’était trouvé aucun pasteur unitarien pour condamner l’incendie d’un couvent catholique de Boston par des ouvriers convaincus que de jeunes protestantes y étaient retenues prisonnières et forcées à prendre le voile. LE PAPE EN ENFER ! avait-on badigeonné à la chaux sur les décombres. En fait, le slogan s’adressait moins au Vatican qu’aux Irlandais que l’on embauchait de plus en plus souvent à la place des Américains de souche.
Son éloquence puissante et ses écrits anticatholiques avaient valu au révérend Talbot de se voir proposé comme successeur au professeur Norton à l’école de théologie de Harvard, mais il avait refusé. Il aimait trop la sensation qu’il éprouvait le dimanche matin, en entrant dans le temple bondé, aux accords solennels de l’orgue, pour aller se placer sur l’ambon, noble et digne dans sa simple tenue d’enseignant. Malgré son affreux strabisme et sa voix étouffée au timbre mélancolique – le genre de voix que l’on prend quand il y a un mort dans une maison –, Talbot avait de la présence et sa congrégation lui était fidèle. Le pouvoir qui comptait à ses yeux, c’est en chaire qu’il le détenait. Depuis que son épouse était morte en couches en 1825, il n’avait pas souhaité fonder une autre famille, tant son sacerdoce lui apportait de satisfactions.
La lampe à huile du sacristain perdait de sa clarté à mesure que lui-même perdait de son courage. À chacune de ses expirations, une brume s’élevait autour de son visage et s’accrochait à ses favoris. À Cambridge, c’était encore l’automne mais, dans la crypte de la Seconde Église, on était déjà au cœur de l’hiver.
« Il y a quelqu’un ? Les lieux sont interdits au public. »
Dans le noir, sa voix parut à Gregg privée de matérialité et il s’empressa de refermer la bouche. Il remarqua par terre, le long des murs, une traînée de petits points blancs. Il se penchait pour les examiner quand il perçut plus loin devant un crépitement intense. Un miasme assez puissant pour effacer toutes les autres puanteurs de cette salle mortuaire vogua jusqu’à lui.
Plaquant son chapeau contre son visage, il continua d’avancer entre les cercueils alignés à même le sol de terre battue. Des rats gigantesques filaient le long des parois. Il franchit de tristes arches d’ardoise. Une lueur clignotante lui indiquait la voie à suivre. Là-bas, le crépitement se transformait en un grésillement continu.
« Il y a quelqu’un ? »
Gregg reprit sa route avec précaution et s’agrippa au mur de briques sales pour tourner le coin.
« Par l’Éternel ! » hurla-t-il.
Plus loin, d’un trou irrégulier creusé dans le sol, émergeaient les pieds d’un homme, visibles jusqu’aux mollets. Le reste du corps était enfoui dans la terre. Les deux pieds, en flammes, tremblaient avec une violence qui semblait inspirée par la volonté désespérée d’échapper à la douleur. La chair avait fondu et les flammes qui faisaient rage s’attaquaient à présent aux chevilles.
Le sacristain tomba sur son séant. À côté de lui, il y avait des vêtements posés sur la terre froide. Il en prit un et frappa les moignons embrasés jusqu’à complète extinction des flammes.
« Qui êtes-vous ? » criait-il.
Mais l’homme, qui n’était pour Gregg qu’une paire de pieds, était déjà décédé.
Il lui fallut un certain temps pour se rendre compte que le tissu avec lequel il avait étouffé le feu était un habit de pasteur. Il rampa parmi des ossements humains déterrés jusqu’au tas de vêtements
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