Le cercle de Dante
l’escalier de service. En bas, il y avait une reproduction du portrait de Dante jeune peint par Giotto, avec un trou à la place de l’œil. Au fil des siècles, la fresque de Giotto qui se trouvait au Bargello, à Florence, avait été passée à la chaux et oubliée. Il n’en restait plus maintenant qu’une lithographie endommagée. Dante avait posé pour Giotto avant d’être frappé par les douleurs de l’exil, avant de se lancer dans sa guerre contre le destin. À l’époque, il était encore le muet soupirant de Béatrice, un jeune homme de taille moyenne, au teint mat et à l’air mélancolique. Ses yeux étaient grands, son nez aquilin et son menton saillant. L’ensemble de ses traits était d’une douceur presque féminine.
À en croire la légende, le jeune Dante parlait rarement, sauf quand on le questionnait. Lorsqu’il était plongé dans une contemplation particulièrement agréable, rien ne pouvait l’en distraire. Un jour, à Sienne, ayant découvert un livre rare chez un apothicaire, il avait passé la journée entière à le lire dehors sur un banc, sans s’apercevoir qu’une fête battait son plein sous ses yeux, sans même remarquer la présence des musiciens et des femmes qui dansaient.
Installé dans son cabinet de travail avec un bol d’avoine cuite dans du lait, plat qu’il reprenait volontiers pour son dîner, Longfellow réfléchit au texte apporté par l’agent de police. Il imagina mille et une possibilités et tenta une douzaine de langues différentes avant de ranger ces « hiéroglyphes », comme avait dit Lowell, à leur place au fond du tiroir. De ce même tiroir, il sortit les pages annotées des chants XVI et XVII de L’Enfer. Y étaient clairement inscrites les suggestions avancées à la dernière séance. Cela faisait un certain temps que son bureau ne contenait plus d’œuvres de sa plume. Fields avait publié ses poèmes les plus célèbres dans sa nouvelle collection « Édition pour la famille », et l’avait convaincu d’achever ses Contes d’une auberge de campagne dans l’espoir que cet ouvrage l’inciterait à en commencer un autre. Mais Longfellow avait l’impression de n’être plus capable de rien écrire d’original, et il n’avait plus l’envie d’essayer. À une lointaine époque, traduire Dante avait été pour lui un interlude entre deux poèmes, entre ses Minnehaha, ses Priscilla et autre Evangeline. Son premier essai littéraire remontait à vingt-cinq ans. Mais depuis quatre ans, Dante était devenu sa prière du matin et son travail de toute la journée.
Tout en se versant une seconde et dernière tasse de café, il repensa à la phrase que Francis Child, à en croire la rumeur, aurait lancée à des amis en Angleterre : « Longfellow et sa coterie sont si gravement atteints de toscanite qu’ils osent traiter Milton de génie de second ordre, comparé à leur Dante. » Milton, l’étalon-or des poètes religieux pour les érudits anglais et américains. Mais il ne s’était pas risqué à pénétrer en Enfer ou au Paradis pour les décrire, il s’était cantonné à des hauteurs nettement moins hasardeuses : au-dessus de l’un et en dessous de l’autre. Les Amis de Dante se trouvaient au Corner, dans la salle des Auteurs, quand Arthur Hugh Clough leur avait rapporté ce trait de Child. Fields, diplomate aussi longtemps que personne n’était blessé, avait ri. Longfellow, en revanche, avait été fort contrarié en apprenant la nouvelle.
Il trempa sa plume dans l’encre. De ses trois encriers finement décorés, celui-ci était son préféré. Il avait appartenu à Samuel Taylor Coleridge et, ensuite, à lord Tennyson qui le lui avait fiait parvenir, accompagné d’un mot d’encouragement pour sa traduction. Le solitaire Tennyson appartenait au trop petit nombre d’Anglais à bien comprendre Dante. Il le tenait en haute estime, et sa connaissance de La Divine Comédie ne se bornait pas à quelques passages de L’Enfer. L’Espagne avait manifesté très tôt un intérêt pour Dante, jusqu’à ce que le dogme officiel et l’inquisition n’en vinssent à bout. En France, Voltaire avait été à l’origine de l’animosité persistante à l’égard de Dante – un « barbare » selon lui. En Italie où il était le plus connu, Dante était enrôlé par toutes les factions en lutte pour le contrôle de la péninsule. Aux yeux de Longfellow, qui avait souvent réfléchi aux aspirations secrètes de
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