Le cercle de Dante
même si certaines informations livrées par l’article s’imprimèrent inconsciemment dans son esprit, comme il le constaterait dans les heures à venir. S’il est une chose qui l’empêcha d’achever sa lecture, ce fut moins son horreur en pensant aux souffrances endurées par le juge que sa compassion en se représentant le chagrin de l’épouse.
Juillet 1861. À cette époque de l’année, les Longfellow auraient dû se trouver à Nahant, région caressée par une fraîche brise marine. Toutefois, pour des raisons oubliées de tous, ils n’avaient pas quitté l’ardent soleil qui régnait en maître sur Cambridge.
Un cri déchirant provenant de la bibliothèque était parvenu jusqu’à Longfellow dans son étude, ceux d’enfants terrifiés. Dans la pièce voisine, Fanny était occupée à envelopper les mèches de cheveux de ses filles dans de petits papiers scellés à la cire, afin de les conserver en souvenir. Se trouvaient avec elle Edith, âgée de huit ans, et Alice qui en avait onze. La petite Annie Allegra dormait à l’étage. Dans l’espoir de trouver un peu d’air, Fanny avait ouvert une fenêtre. Personne n’avait rien vu. Mais qui pourrait décrire avec précision un événement aussi bref et absurde ? – Une goutte de cire à cacheter brûlante avait dû tomber sur sa légère robe d’été et, en un instant, Fanny avait été la proie des flammes.
Debout à son lutrin dans le cabinet de travail, Longfellow séchait l’encre d’un nouveau poème quand Fanny était accourue en hurlant : sa robe, devenue torche, moulait son corps comme une soie orientale. Il l’avait aussitôt roulée dans un tapis pour éteindre le feu, avant de la transporter dans la chambre à coucher à l’étage, secouée de tremblements. Plus tard, dans la nuit, les médecins avaient endormi Fanny avec de l’éther. Au matin, dans un chuchotement courageux, elle avait assuré à Longfellow qu’elle souffrait à peine. Elle avait bu un peu de café et glissé dans le coma.
Le service funèbre avait été célébré dans la bibliothèque de Craigie House, le jour même où le couple aurait dû fêter son dix-huitième anniversaire de mariage. Seule la tête de Fanny avait été épargnée par le feu. Une couronne de fleurs d’oranger reposait sur ses beaux cheveux.
Effroyablement brûlé lui-même, Longfellow n’avait pu quitter le lit, ce jour-là. Cependant, il avait entendu l’ardent désespoir de ses amis, hommes et femmes, réunis en bas dans le petit salon. Et il avait compris qu’ils pleuraient autant pour lui que pour Fanny. Dans son délire, il s’était découvert assez de lucidité pour identifier les gens présents à leurs façons d’exprimer leur douleur.
Ses cicatrices au visage l’obligeraient à se laisser pousser une barbe abondante, non seulement pour les dissimuler, mais aussi parce que se raser lui était désormais impossible. Quant à ses mains privées de force, elles garderaient à jamais sur les paumes la marque de sa défaite : une douloureuse coloration orangée qui s’estomperait avec le temps.
Cloîtré dans sa chambre pendant presque une semaine, Longfellow avait levé au ciel ses mains bandées. « Que n’ai-je pu la sauver ? Que n’ai-je pu la sauver ! » Ses paroles de folie volaient Jusqu’aux oreilles de ses petites filles, chaque fois qu’elles passaient dans le hall. Heureusement, Annie était trop petite pour comprendre.
Lorsque la mort de Fanny fut devenue pour lui une réalité admise ; lorsqu’il fut enfin capable de regarder ses enfants sans s’effondrer, Longfellow avait ouvert le tiroir dans lequel il conservait ses notes. C’était là qu’il avait déposé les fragments déjà traduits de La Divine Comédie. La plupart de ces exercices faits en des temps plus légers étaient inutilisables, tout juste bons à nourrir le feu. Ce n’était pas la poésie de Dante Alighieri, c’était la sienne : la langue, le style et le rythme d’un homme heureux dans la vie. Il se remit au travail, en commençant par le Paradiso. Il n’était plus à la recherche d’un style susceptible de restituer le sens du poème, non, ce qu’il traquait à présent, c’était l’auteur en personne. Il abandonna la maison à la garde de ses proches – ses trois filles et leur gouvernante, ses fils devenus de jeunes hommes pleins de vie et ses domestiques –, et il se replia dans son cabinet de travail en compagnie du poète italien. Il lui apparut
Weitere Kostenlose Bücher