Le Chant de l'épée
émietter
le pain, cherchant les fragments de granit laissés par la meule. C’était un
geste machinal pour occuper mes mains tout en observant Haesten.
— Tu n’as pas répondu à ma question, insistai-je.
Que veux-tu ?
— L’Estanglie.
— Roi Haesten ?
— Pourquoi pas ?
— Pourquoi pas, seigneur ? répondis-je.
— Le roi Æthelwold en Wessex, dit-il en
souriant, le roi Haesten en Estanglie et le roi Uhtred en Mercie.
— Æthelwold ? demandai-je avec
dédain.
— Il est le roi légitime de Wessex, seigneur.
— Et combien de temps vivra-t-il ?
— Peu, admit Haesten, à moins d’être plus
fort que Sigefrid.
— Ce sera donc Sigefrid de Wessex ?
— Au bout du compte, oui, seigneur.
— Et son frère Erik ?
— Erik aime être un Viking, dit Haesten. Son
frère prendra le Wessex, et lui les navires. Erik sera roi des mers.
Ce seraient donc Sigefrid de Wessex, Uhtred de
Mercie et Haesten d’Estanglie. Trois fouines dans un sac.
— Et où commence ce rêve ?
Son sourire disparut.
— Sigefrid et moi avons des hommes, répondit-il
d’un ton grave. Pas assez, mais c’est le cœur d’une solide armée. Tu fais venir
au sud Ragnar et les Danes de Northumbrie, et nous serons plus qu’assez pour
prendre l’Estanglie. La moitié des comtes de Guthrum nous rejoindront quand ils
vous verront, toi et Ragnar. Ensuite, nous prendrons les hommes d’Estanglie et
ton armée pour conquérir la Mercie.
— Et avec les hommes de Mercie, achevai-je
pour lui, nous prendrons le Wessex ?
— Oui. Quand les feuilles tomberont et
quand les granges seront pleines, nous marcherons sur le Wessex.
— Sans Ragnar, vous n’êtes rien.
— Oui, et Ragnar ne viendra que si tu te
joins à nous.
Cela pouvait réussir, songeai-je. Guthrum, le
roi dane d’Estanglie, avait plusieurs fois échoué à conquérir le Wessex et
avait conclu la paix avec Alfred, mais le fait qu’il fût devenu chrétien et
allié d’Alfred ne signifiait pas que d’autres Danes eussent renoncé aux champs
fertiles du Wessex. Si l’on pouvait lever assez d’hommes, l’Estanglie tomberait
et ses comtes, toujours avides de butin, marcheraient sur la Mercie. Puis
Northumbriens, Merciens et Estangliens pourraient s’en prendre au Wessex, le
plus riche et le dernier royaume saxon sur la terre saxonne.
Cependant, j’avais prêté allégeance à Alfred. J’avais
juré de défendre le Wessex. Un homme sans parole ne vaut pas mieux qu’une bête.
Mais les Nornes avaient parlé. Nul n’échappe au destin, que l’on ne peut
tromper. Ce fil de ma vie était déjà en place et je ne pouvais pas plus le
changer qu’arrêter la course du soleil. Les Nornes avaient envoyé un messager
par-delà l’abîme noir pour me dire que je devais rompre mon serment et que je
serais roi. Aussi acquiesçai-je.
— Qu’il en soit ainsi, dis-je à Haesten.
— Tu dois faire la connaissance de
Sigefrid et d’Erik. Et nous devons prêter serment.
— Oui.
— Demain, nous partirons pour Lundene.
Cela avait donc commencé. Sigefrid et Erik s’apprêtaient
à défendre Lundene, et ce faisant ils défiaient les Merciens pour qui cette
ville était la leur, ils défiaient Alfred, qui redoutait que Lundene ne soit
remplie de garnisons ennemies, et ils défiaient Guthrum, qui voulait que la
paix règne en Anglie. Mais il n’y aurait pas de paix.
— Demain, nous partirons pour Lundene, répéta-t-il.
Nous nous mîmes en
chemin. Moi avec mes six hommes et Haesten ses vingt compagnons, nous suivîmes Wæclingastræt
au sud sous une pluie insistante qui noyait les bas-côtés d’une épaisse boue. Les
chevaux souffraient, et nous aussi. En chemin, je tentai de me rappeler tout ce
que Bjorn le Mort m’avait dit, certain que Gisela voudrait que je le lui répète
dans les moindres détails.
— Alors ? me demanda Finan peu après
midi. Tu vas devenir roi de Mercie ?
— Les Nornes le disent, répondis-je sans
le regarder.
Finan et moi avions été esclaves ensemble sur
un navire marchand. Nous avions souffert et appris à nous aimer comme des
frères, et son opinion me tenait à cœur.
— Les Nornes sont trompeuses.
— C’est ce que pensent les chrétiens ?
Il sourit. Comme il avait rabattu sa capuche
sur son casque, je ne voyais guère son visage maigre et féroce, mais je vis ses
dents étinceler.
— J’étais un grand homme en Irlande, dit-il.
J’avais des chevaux plus rapides que le vent,
Weitere Kostenlose Bücher