Le Chant de l'épée
qu’il portait un linceul de toile grise souillée. Son visage
livide était maculé de terre, mais la pourriture ne l’avait pas rongé. Ses
longs cheveux blancs touchaient ses maigres épaules. Il respirait, mais avec
peine, tout comme un homme qui agonise. Et c’était légitime, pensai-je sur le
moment, que cet homme qui revenait d’entre les morts se comporte comme lorsqu’il
avait fait le voyage jusqu’à eux. Il laissa échapper un long gémissement, puis
il sortit de sa bouche quelque chose qu’il jeta vers nous. Je reculai involontairement
avant de voir que c’était une corde de harpe enroulée. Je fus alors convaincu
que ce que je contemplais était bien réel, car j’avais vu le garde forcer le
messager à la prendre dans sa bouche ; et maintenant, le mort nous
montrait qu’il l’avait reçue.
— Tu ne me laisses donc jamais en paix, dit
le mort d’une voix rocailleuse qui arracha un faible gémissement à Finan.
— Bienvenue, Bjorn, dit Haesten.
C’était le seul d’entre nous à sembler
imperturbable en présence de ce mort-vivant. Il semblait même s’en amuser.
— Je veux le repos, dit Bjorn.
— Voici le seigneur Uhtred, reprit
Haesten en me désignant. Il a expédié bien des preux danes là où tu vis.
— Je ne vis point, répondit Bjorn. (Il
grogna et sa poitrine se souleva par saccades comme si l’air de la nuit lui
brûlait les poumons.) Je te maudis, dit-il à Haesten d’une voix faible.
Haesten éclata de rire.
— J’ai troussé une femme, aujourd’hui, Bjorn.
Te souviens-tu de ce que sont les femmes ? De la douceur de leurs cuisses
et de la chaleur de leur peau ? Te souviens-tu des cris qu’elles poussent
quand on les chevauche ?
— Qu’Hel te couvre de baisers jusqu’à la
fin des temps, dit Bjorn.
Hel était la déesse des morts, un cadavre
pourrissant, et la malédiction était affreuse ; mais là encore sa voix
était si atone que ses paroles parurent aussi inoffensives que les premières. Il
avait les yeux fermés et haletait toujours, tout en agitant ses mains à l’aveuglette.
J’étais terrifié et je n’ai pas honte de l’avouer.
Il règne en ce monde la certitude que les morts rejoignent leur demeure dans la
terre et que c’est la dernière. Les chrétiens disent que nos cadavres se
lèveront tous un jour et que l’air sera rempli des trompettes des anges tandis
que le ciel resplendira comme de l’or, mais je n’y ai jamais cru. Nous mourons,
nous partons pour l’autre monde et nous y restons. Mais Bjorn était revenu. Il
avait combattu les vents des ténèbres et les marées de la mort. À présent, il
était devant nous, décharné, couvert de terre, et je frissonnais. Finan avait mis
un genou en terre. Mes autres hommes étaient derrière, mais je savais qu’ils
tremblaient autant que moi. Seul Haesten semblait ne pas soucier de la présence
du mort.
— Répète au seigneur Uhtred, lui
ordonna-t-il, ce que les Nornes t’ont dit.
Les Nornes tissent notre destin au pied d’Yggdrasil,
l’arbre de vie. Quand un enfant naît, elles ajoutent un nouveau fil et elles
savent où il va, avec quels autres fils il se mêlera et comment il finira. Les
trois sœurs savent tout. Elles filent et tissent et se rient de nous, tantôt
nous comblant de leur bonne fortune et tantôt nous accablant de larmes et de
peines.
— Dis-lui, répéta Haesten avec impatience,
ce que les Nornes t’ont appris sur lui.
Bjorn resta coi. Sa poitrine se soulevait, ses
mains s’agitaient et il gardait les yeux clos.
— Dis-lui et je te rendrai ta harpe.
— Ma harpe, supplia Bjorn. Je veux ma
harpe.
— Je la mettrai dans ta tombe et tu
pourras chanter pour les morts. Mais avant, parle au seigneur Uhtred.
Bjorn ouvrit les yeux et me fixa. Je me recroquevillai
devant ce regard sombre, mais je me forçai à le soutenir et à faire montre d’une
bravoure que je n’éprouvais point.
— Tu seras roi, seigneur Uhtred, dit-il
avant de pousser un long gémissement de douleur. Tu seras roi.
Le vent était glacé. Une goutte de pluie me
tomba sur la joue.
— Roi de Mercie, reprit Bjorn d’une voix
soudain étonnamment forte. Tu seras roi des Saxons et des Danes, ennemi des
Gallois, roi et seigneur de toutes les terres entre les rivières. Tu seras
puissant, seigneur Uhtred, car les trois fileuses t’aiment.
Il me fixa et, bien qu’il m’eût annoncé une
destinée glorieuse, je vis de la malveillance dans ses yeux morts. Il
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