Le Chant de l'épée
exigeaient l’octroi
des marchands arrivant dans l’estuaire. Ils n’avaient nulle autorité pour cela,
mais ils possédaient navires, hommes, haches et épées, et c’était suffisant
pour asseoir leurs droits.
Haesten avait extorqué son content de ces
taxes illégales, il s’était d’ailleurs enrichi grâce à la piraterie ; mais,
malgré sa puissance, il était mal à l’aise quand nous arrivâmes à Lundene. Il n’avait
cessé de parler pour ne rien dire dès que la ville était apparue, et ri trop
facilement quand j’avais fait une remarque sur ses bavardages vides. Enfin, lorsque
nous passâmes entre les tours à demi écroulées de part et d’autre de la porte, il
se tut. Des sentinelles y étaient postées, et elles avaient dû le reconnaître, car
on écarta les barrières sans rien dire. Derrière, j’aperçus des poteaux
entassés : on était en train de reconstruire la porte.
Nous étions arrivés dans la ville romaine et
nos chevaux ralentirent dans les rues dallées et envahies d’herbes. Il faisait
froid. Par les volets clos des maisons s’échappaient des rubans de fumée.
— Tu es déjà venu ? demanda soudain
Haesten.
— Bien des fois.
— Sigefrid…, commença Haesten sans
pouvoir achever.
— C’est un Norse, je crois savoir.
— Il est imprévisible.
À son ton, je compris que telle était la cause
de son inquiétude. Haesten avait regardé un mort-vivant sans broncher, mais la
perspective d’affronter Sigefrid le mettait mal à l’aise.
— Je peux l’être aussi, dis-je. Tout
comme toi.
Il ne répondit pas et porta la main à son
amulette, puis il fit entrer son cheval par une porte où des serviteurs
accoururent.
— Le palais du roi, dit Haesten.
Je connaissais l’endroit. Il avait été
construit par les Romains : un grand bâtiment voûté, rempli de colonnes et
de pierres sculptées, rafistolé par les Merciens avec du chaume, du bois et du
torchis. La grande salle était bordée d’un portique avec des murs en brique ;
çà et là, quelques pans de marbre avaient subsisté. Je contemplai cette
maçonnerie et m’émerveillai que des hommes aient pu construire de tels murs. Nous
bâtissions en bois et en chaume, qui pourrissaient et disparaissaient. Les
Romains avaient laissé du marbre, des briques et de la gloire.
Un intendant nous annonça que Sigefrid et son
frère cadet étaient dans l’ancienne arène romaine au nord du palais.
— Que fait-il là-bas ? demanda
Haesten.
— Un sacrifice, seigneur.
— Allons le rejoindre, dit Haesten en m’interrogeant
du regard.
Nous nous y rendîmes
à cheval. Les mendiants n’osaient nous approcher. Ils savaient que nous avions
de l’argent, mais ils nous craignaient car nous étions des étrangers et nos
armes étaient accrochées aux flancs de nos chevaux. Les boutiquiers s’inclinaient
devant nous, tandis que les femmes cachaient leurs enfants dans leurs jupes. La
plupart des habitants de la ville romaine étaient des Danes, mais ils
semblaient avoir peur. Leur ville était occupée par les hommes de Sigefrid, avides
d’argent et de femmes.
Je connaissais l’arène romaine. Enfant, j’avais
appris le maniement de l’épée avec Toki le Navigateur dans cette grande arène
ovale envahie d’herbes folles et entourée de gradins de pierre effondrés. Ce
jour-là, ils étaient presque vides en dehors de quelques désœuvrés venus
regarder ce qui se passait là. Ils devaient être une quarantaine, et quelque
vingt chevaux étaient attachés de l’autre côté ; ce qui me surprit le plus
fut la présence d’une croix chrétienne plantée au beau milieu de l’assistance.
— Sigefrid est chrétien ? m’étonnai-je.
— Non ! répondit Haesten avec
véhémence.
En entendant le bruit des sabots, les hommes
se retournèrent. Ils portaient leur tenue de guerre, maille et armes, mais ils
étaient souriants. Ils s’écartèrent pour laisser passer Sigefrid.
Je sus immédiatement qui il était. De haute
taille, il paraissait encore plus grand avec l’immense cape en fourrure d’ours
noir qui l’enveloppait du cou aux chevilles. Il portait de hautes bottes de
cuir noir, une cotte de mailles étincelante, une ceinture semée de clous d’argent,
une énorme barbe broussailleuse et un casque en acier orné d’argent. Il l’ôta
en s’avançant et découvrit des cheveux aussi noirs que sa barbe. Il avait des
yeux sombres, un visage large, un nez cassé et une bouche tordue
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