Le Chant des sorcières tome 2
s'attarda du regard sur chacune des passerelles alentour, puis redescendit l'escalier. Algonde demeura sans bouger, entre le soulagement et la consternation. À quoi rimait cette mise en scène ?
Un des gonds grinça en bas. Marthe quittait la place. Ou voulait le laisser croire. Algonde continuait de retenir sa respiration, l'esprit galopant dans les suppositions les plus folles.
Une souris traversa la passerelle, trottina dans sa direction, ramassant de-ci, de-là quelque nourriture apportée par le vent. Elle se dressait sur ses pattes arrière pour grignoter avant de reprendre sa quête. Ce faisant, elle se rapprochait d'Algonde, qui doucement s'apaisait de son manège. Ce ne fut que lorsque la souris buta du museau contre son pied, se recula, sonda l'espace pour revenir cogner contre elle, qu'Algonde comprit enfin : elle ne la voyait pas davantage que la Harpie tout à l'heure. À la troisième tentative soldée par le même échec pour passer, le rongeur se détourna et s'en fut. Algonde se déplia lentement et promena sa manche devant ses yeux, émerveillée de ce prodige. Au travers du tissu et de sa peau elle-même devenue transparente, elle vit un hibou cligner des paupières sur une poutrelle basse. Invisible. Elle était invisible ! Elle se leva, émerveillée et tout à la fois inquiète. Comment était-ce possible ? Elle fouilla ses souvenirs, mais n'en trouva aucun qui fasse référence à ce pouvoir. Était-il la conséquence de l'élixir de vie des Hautes Terres qu'elle avait passé sur son ventre ? Ou l'apanage du sang féerique qui coulait dans ses veines ? En ce cas, qu'est-ce qui l'avait provoqué ? Sa terreur ? Jamais de fait elle n'en avait connu de plus grande. Son instinct de survie avait-il réveillé en elle la magie dont elle était capable ?
Déjà sa chair se recolorait, la toile retrouvait ses fils, tendant à donner corps à cette dernière explication. Algonde ferma un instant les yeux, prise d'un vertige. Son bas-ventre la tiraillait. Elle s'étendit à même la crasse fienteuse du plancher, épuisée par cet accouchement contre nature tout autant que par cette expérience étonnante. Elle avait atteint son but, là était l'essentiel. Combien d'autres surprises lui réservaient encore ses origines ? Sans parler de ces démones ? À présent qu'Algonde avait rencontré une fée, une véritable fée, elle ne pouvait plus appeler autrement les caricatures maléfiques qu'étaient Plantine-Marthe et Mélusine. Elle vaincrait leurs manigances, c'était en elle une certitude, mais combien en cet instant lui sembla long et difficile le chemin pour y parvenir ! L'oreille aux aguets, elle s'abandonna malgré le froid, à cette fatigue qui la clouait aux planches. Son esprit s'envola vers Sassenage, comme chaque fois qu'elle cherchait un réconfort solide. À cette heure, le castel de son enfance était plongé dans l'obscurité. Elle chercha le visage de Mathieu. Se pencha au-dessus des boucles brunes. La couverture remontée jusqu'au col, il lui offrait son profil abîmé par l'épervier. La cicatrice était grossière encore, qui rattachait l'extérieur de la paupière droite à la tempe, mais elle avait perdu de sa monstruosité.
Mathieu semblait paisible dans l'abandon que lui conférait le sommeil. Elle savait pourtant qu'il n'en était rien. Il souffrait. Comme elle. Autant qu'elle et davantage encore. Le manque de lui réveilla sa détresse. Pourquoi avait-elle voulu savoir où il s'était caché durant toutes ces semaines qui avaient suivi leur rupture quelque cinq mois plus tôt? Pourquoi ne s'était-elle pas contentée d'attendre de ses nouvelles, comme son instinct le lui dictait ? Après s'être installée à la Bâtie, elle l'avait localisé en pensée. Le plastron couvert de sang, au plus sombre d'une forêt, elle l'avait vu cerné de brigands. Au lieu de l'achever comme elle l'avait craint sur l'instant, ils l'avaient soutenu et ramené jusqu'à leur campement. Il y était resté jusqu'à sa guérison, avant d'annoncer à leur chef qu'il n'était pas encore prêt à intégrer définitivement leur bande. Algonde avait reconnu son interlocuteur. C'était Villon, un de leurs camarades de jeu du village de Sassenage. Il avait disparu un printemps et tous l'avaient cru mort. Villon avait laissé Mathieu repartir contre la promesse de ne pas les vendre au prévôt. Il avait une dette envers eux. Il s'en acquitterait. Algonde n'avait aucun doute là-dessus. Mais elle
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